L’idée de ce texte naît du constat qu’un terme est régulièrement employé dans les discussions de cinéma et parfois même dans la rédaction sans vraiment se demander ce à quoi il peut renvoyer dans la façon dont les films se déroulent sous nos yeux : Le terme de “continuité”.
On appelle en général la continuité ce qui évoque un mouvement qui se perpétue et qui opère une transformation de la matière entre chaque séquence. Cette transformation peut prendre différentes formes, elle peut être un changement de l’état d’une relation entre deux personnages, l’état mental ou physique d’un personnage ou même l’évolution d’une situation problématique qui induit une solution et où chaque séquence serait une transformation de l’état d’avancée de cette situation. Cette continuité nous renvoie notamment au schéma sensori moteur de Gilles Deleuze qui cherche à caractériser, les films qui à travers des protagonistes nous décrivent l’évolution, la transformation d’un état initial qui prend régulièrement forme à travers un problème, jusqu’à l’état final qui en serait la résolution. c’est cette transformation qui caractérise ce schéma sensori moteur, l’enchaînement de liens de cause à effets menant de l’état de départ à l’état d’arriver comme une transformation chimique.
Cependant cette structure n’est pas une conception narrative binaire sans ambiguïté car au sein des cinéastes qui ont souvent eu recours au schéma sensori moteur, certains d’entre eux confondaient des lignes de lecture narrative avec des structures différentes. C’est notamment le cas de John Ford qui, dans la Prisonnière du désert (1956), nous ouvre avec l’enlèvement de Debbie une lecture narrative qui elle évolue avec des transformations régulières de la situation initiale pour parvenir à la situation finale : la séquence où elle peut retourner au sein de son foyer familial. Seulement, La prisonnière du désert parvient également à se révéler être une certaine observation du personnage de Ethan incarné par John Wayne comme figure de l’homme conservateur rongé par une xénophobie. Cette observation elle nous conduit à une structure qui elle n’opère aucune transformation car le personnage de Ethan n’est a aucun moment dans une volonté ni propre ni de la part de John Ford d’évoluer et le plan final ou Ford le fait repartir de la d’où il a été introduit au début du film, dans le désert, en l’excluant de ce foyer familial et un signe marquant à l’image de sa perpétuité en tant qu’homme conservateur et xénophobe.
Alors si l’on admet la continuité comme un mouvement qui se perpétue on peut alors parler d’ultra-continuité pour ce qui caractérise également la continuité sans révolution ni transformation de la matière entre chaque séquence et qui induit alors une impression paradoxale, l’impression que le film « tourne en rond » comme l’on peut entendre dans certaines discussions. Alors que finalement il n’y a pas plus continu qu’un mouvement qui en plus de se perpétuer n’opère pas de transformation de la matière, cette dernière étant alors confrontée uniquement à la relation qu’elle entretient au temps, comment elle se perpétue dans sa nature propre au sein d’une chronologie.
Cette ultra-continuité peut se retrouver dans certains films dont on dit souvent qu’ils sont intenses car son dispositif induit une impression basée sur la répétition car l’on est perpétuellement devant une matière, un état qui ne subit aucune transformation et que l’on voit se perpétuer dans la chronologie du film. C’est notamment ce que crée parfaitement Maurice Pialat dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) avec cette relation et son état fragile qui dans le temps s’essaye à se résoudre mais qui échoue lamentablement concluant le film avec une relation dans le même état qu’à l’ouverture du film: une relation dysfonctionnelle entre deux êtres qui ne peuvent s’aimer autrement qu’en se méprisant. Ainsi l’expérience à laquelle nous invite Maurice Pialat dans ce film c’est celle d’observer ce dysfonctionnement dans sa nature la plus pure sans chercher à connaître ses causes et ses solutions, et comment le temps agit sur cette situation car le temps est alors le seul mouvement qu’inclut ce schéma narratif, la seule transformation que subit l’état initial de cette relation. De plus, la mise en scène de Pialat qui cherche une spontanéité des acteurs et un certain épuisement par la durée des scènes véhicule cette idée d’une relation qui stagne dans une situation inconfortable et qui éprouve ces deux corps, mentalement comme physiquement. On pourrait d’ailleurs même observer cette idée par une décomposition du film comme une succession de scène avec une structure similaire: une transition de l’amour et la tendresse vers la haine et le mépris.
Ce schéma d’hyper continuité se révèle alors un très bon moyen de créer des impressions répétitives qui génèrent une certaine intensité et une habitude. Cette habitude a un rôle important sur la façon dont ce schéma peut nous éprouver parfois physiquement devant cette structure et ouvre alors à des dispositifs qui permettent de véhiculer un état mental du personnage qui se développe sur un temps long, au sein même du film: celui de l’aliénation. Cette année nous avons pu découvrir au cinéma le dernier documentaire du cinéaste chinois Wang Bing, Jeunesse (Le printemps) (2023), qui se prête parfaitement à cet usage de l’hyper continuité. En effet dans ce film wang bing nous emmène durant 3h30 observer la vie et le travail au sein d’une usine de textile en chine. Dans ce film on est témoin d’une succession de scènes quotidiennes dans la vie de ces travailleurs, cette dernière ne subissant à aucun moment une transformation. On comprends alors que wang bing cherche à nous habituer à un type d’image dans un flux continu pour illustrer l’aliénation de ces personnages, ce que l’épreuve du temps vient caractériser comme seule transformation et dont la durée de 3h30 parvient à nous éprouver physiquement et nous aide à projeter l’état des spectateurs. Alors les ouvertures narratives comme celle des discussions qu’ont les travailleurs avec leur patron n’ont pas pour but d’illustrer un propos et s’effacent dans le flux continue du film. On retient alors de ce dernier, l’épreuve du temps, la répétition des gestes mécaniques, la trivialité des discussions entre les travailleurs, toutes ces séquences qui se répète sont une continuité de l’état de départ qui ne subira jamais une révolution, et qui condamne alors ces personnages à une fatalité: leur aliénation que ce film a su nous transmettre par son schéma narratif.
Si Jeunesse (Le Printemps) se servait de ce schéma narratif comme une fin en soit et ne le niait jamais du début à la fin, on peut constater que par exemple Chantal Akerman avait déjà utilisé cette structure bien avant Wang Bing seulement l’intérêt qu’il y a à observer cette structure particulièrement chez Akerman est que cette dernière lui fait subir des variations qui malgré la grande sobriété parviennent à se révéler dans le plan comme un choc. Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975), tout comme le film de Wang Bing parvient à se révéler comme un visionnage éprouvant qui nous transcende par l’impression aliénante qu’il nous laisse. C’est à travers la répétition de certains types de scènes que ce film parvient à marquer nos esprits en nous laissant des images de scènes dans son salon, dans son couloir dans sa cuisine, ou l’on ressens l’angoisse de cet espace domicile, et la répétition mécanique des gestes que Jeanne dielman exécute.
Alors naît une richesse dans l’échange autour de ce film car, étant en plus basées sur des scènes extrêmement quotidiennes, ces images que nous laissent Chantal Akerman varient selon les spectateurs en fonction de la projection de notre propre existence à laquelle elles nous renvoient. Seulement une scène parvient à un consensus dans l’échange autour de ce film : la fin du film. Si la fin de Jeanne Dielman arrive à ce point a marqué tous ces spectateurs c’est parce qu’elle opère une rupture dans l’hyper continuité du film. Là où cette structure nous a permis d’éprouver progressivement la violence que subit Jeanne Dielman à travers une certaine aliénation, cette dernière vient transformer cet état initial qui se perpétue comme un exutoire de cette violence en la rendant explicite dans le plan. Alors dans toute l’épure formelle qui caractérise le cinéma de Chantal Akerman, l’intensité de l’expérience de visionnage de Jeanne Dielman parvient à sonder son public autour d’une rupture qui agit comme choc à travers ce plan, aussi tragique que sublime, qui exprime en une image la violence des 3h30 du film.
Seulement si il fallait définir un usage de dispositif d’hyper-continuité qui parvient à réellement manifester la chronologie du film non pas comme une transformation mais une conservation de l’état initiale de la matière, Mikio Naruse et ses films qu’on pourrait dire chronologiquement ouverts se révèle comme un cinéaste idéal pour comprendre ce procédé. Ici le terme de films chronologiquement ouverts sous-entend des films qui parviennent à communiquer une existence propre à la matière avant et après le film comme si ce dernier ne capture qu’une infime période dans un grand flux d’existence. Lorsque l’on regarde L’éclair (1950), Naruse parvient très vite à nous perdre dans différentes intrigues qui stimulent notre intérêt avant de s’annuler elles-mêmes car elles sont utilisées non pas comme base narrative mais plutôt comme complément qui participe à créer un flux au sein du film. Ce qu’on peut alors ainsi définir comme des « sous intrigues » dans les films de Naruse parviennent à s’effacer en tant qu’intrigues pour dans leur interactions entre elles devenir un flux car elles vont se révéler indépendantes du cadre temporel du film. Certaines vont être dès le début du film dans un certain état d’avancement et vont se conclure en plein milieu du film, tandis que d’autres vont au contraire s’ouvrir en plein durant le film et ne jamais se résoudre au sein de la période. Ce flux vient alors participer à un sentiment de gratuité et d’existence hors champ de la matière qui alors ne devient plus seulement un objet du film mais un objet qui existe également en dehors du film. D’ailleurs ce sentiment de grande gratuité et de générosité que transmet le cinéma de Naruse se manifeste également lors des scènes de respiration qui surgissent au sein de la densité parlée des films de Naruse et qui nous détachent des interactions humaines pour filmer par exemple une rue ou un chat.
L’un des gestes fort de Naruse pour montrer que cet ensemble de différentes sous intrigues participe à un flux qui parvient à exister hors du film, fait le geste de convoquer ce qui appartient en soit au hors champ dans l’arrière-plan. C’est par exemple ce que vient illustrer cette scène de Courant du soir (1960) où le cadre met en avant au premier plan une action en laissant vivre naturellement l’arrière plan et qu’au sein de ce dernier surgissent deux protagonistes du film ce qui vient alors mettre à l’image la continuité de leur existence même lorsqu’ils ne sont plus le centre d’intérêt du plan.
Ce flux vient alors mettre en évidence ce sur quoi Naruse attire réellement notre attention, les personnages. Malgré tout le flux de problématiques auquel ces personnages sont soumis, leur état d’arrivée à la fin du film et identique à leur état de départ au début. Alors on peut évoquer Naruse comme un cinéaste de cette ultra-continuité car il parvient à utiliser cette structure narrative pour capturer la complexité des différents problèmes que l’on peut subir en même temps dans nos vies sans que ces dernières opèrent de réelles transformations sur nous et que avant et après ces histoire la vie continue tout comme avant et après le film, la vie a existé et continue d’exister tel un flux d’existence se perpétuant avec continuité.