Que cachent les films de Michelangelo Antonioni ?

Quiconque a déjà vu un film de Antonioni s’est vu confronté à la question : « Que cherche ce personnage ? Vers quoi se dirige-t-il ? ». Si le cinéaste a tendance à nous emmener vers une intrigue que l’on pourrait appeler classique, par son aspect conventionnel, dans les ouvertures de ses films, il finit constamment par s’en échapper pour emmener ses personnages dans ce que l’on va appeler ici « la quête de vérité profonde ». En effet, lorsque l’on regarde Blow-Up (1966), qui est sûrement le film le plus manifeste de cette manie chez Antonioni de dériver du récit, on positionne très rapidement le spectateur dans un semblant de schéma sensori-moteurs où l’on est dans la recherche d’une vérité rationnelle sur l’existence ou non de ce meurtre sur la photo.

Image extraite de Blow-Up (1966)

Ce schéma vient alors conforter le spectateur dans une narration qui lui est familière, attirer son attention vers un problème concret pour lequel il existe une solution concrète. On se dirige donc pour l’instant à l’opposé d’une quelconque singularité sur l’aspect narratif du film, le spectateur n’est ni bousculé ni interrogé dans la façon dont l’histoire se déroule sous ses yeux. Au contraire, on peut même dire qu’il est aliéné par un système filmique, une aliénation qui s’opère en résonance avec celle que subit le protagoniste, ce dernier étant aliéné par la rationalité du monde dans lequel il interagit. Mais dès lors que cette interrogation est ouverte, Antonioni abandonne cette rationalité et entraîne plutôt son protagoniste vers un questionnement qui va prendre une tournure beaucoup plus existentielle. Le problème rationnel devient alors un prétexte pour emmener le personnage vers une considération totalement nouvelle de sa propre existence. C’est ainsi que s’opère ce que l’on pourrait appeler le contre dialogue Antonionien: le personnage ayant abandonné la rationalité de ses tourments pour entamer un parcours plus existentiel, il se retrouve en décalage total avec son environnement et ne parvient plus à dialoguer avec ce dernier.

Image extraite de L’éclipse (1961)

L’une des idées les plus intéressantes du cinéaste est que cette transition d’un schéma classique à un objet filmique nouveau s’opère en réalité dès le début du film. En effet, malgré la structure ordinaire du début de ses films, il y prend le temps de constater l’aspect tourmenté de ses personnages, comme si les structures aliénantes auxquelles ils sont soumis les avaient toujours rongés. Ainsi, même dans une volonté de s’inscrire sur un court temps dans une forme préexistante, Antonioni se permet déjà subtilement de questionner cette forme et d’interroger l’univers qu’il installe. Tout le dispositif de Antonioni repose sur cette base qui dérive ensuite vers une émancipation de son personnage en offrant une autre dimension à ses tourments pour émanciper également le spectateur qui lui rentre dans un questionnement cinématographique sur la forme filmique qui se dévoile à lui.

Ce que j’appelle la « quête de vérité profonde » dans un film d’Antonioni correspond à la recherche d’une réponse existentielle des personnages et qui s’opère en opposition à la « quête de vérité rationnelle ». Ces derniers sont dans un geste de contemplation et de questionnement sur les structures et le système dans lequel ils interagissent, et trouvent leur émancipation par une remise en question de ce dernier et de comment il agit de façon nocive sur l’individu. On est alors introduit dans une forme cinématographique que l’on pourrait appeler moderne, car elle s’oppose à une conception classique de l’objet filmique. Malgré une introduction qui s’annonce très linéaire dans une forme éculée, formellement le film offre à observer l’univers filmé par la durée des plans, il constate le contexte dans lequel vont interagir ses personnages. Se met alors en place une hyperbole du monde moderne, avec par exemple une architecture à l’échelle démesurée par rapport à l’humain, une foule qui se meut de façon mécanique et nullement organique. Ainsi, le tour de force de la mise en scène du cinéaste, consiste à distancier le personnage de l’univers filmé, renforcer le décalage entre le corps et le monde dans lequel il gravite par un isolement de ce dernier dans le cadre. Le corps du protagoniste chez Antonioni ne parvient jamais à se dissimuler dans la foule, il est toujours soit distingué en son sein, soit en décalage de cette dernière. La construction architecturale du cadre de Antonioni nous emmène aussi vers une accentuation de ce décalage, comme dans un plan très connu de La Nuit (1961) qui tend presque à la caricature tellement la démesure entre le bâtiment et le corps de Jeanne Moreau paraît appuyée et déshumanisante.

Image extraite de La Nuit (1961)

Au-delà de l’interaction architecturale et spatiale entre corps et espace, ce qui distingue réellement l’individu filmé de son environnement est l’aspect spectral et fantomatique avec lequel le réalisateur parvient à filmer ses personnages. C’est ce qui caractérise la formule courante appelant le cinéma d’Antonioni un « cinéma du vide » dans le sens où il parvient à filmer l’impression d’absence du monde autour de ses personnages, faisant perdre de sens leurs interactions avec ce dernier. C’est totalement ce que la mise en scène convoque lors des longs plans pesants et silencieux sur de larges espaces, et des corps entre ces derniers dans une impossibilité de communiquer, le tout rythmé d’un silence ou d’une musique légèrement pesante, qui véhicule une sensation d’inquiétante étrangeté. Cela se matérialise notamment par la brume qui est un élément que l’on peut retrouver dans différents films de Antonioni, mais surtout dans Le désert rouge où cette brume se distingue comme une matière qui crée la rupture des corps, empêchant la communication de ces derniers.

Image extraite du Désert rouge (1964)

Tous ces dispositifs de distanciation entre le personnage et son environnement ont pour but d’offrir à ce dernier une perception plus reculée du monde dans lequel il se situe pour mieux le déconstruire, mieux déceler la déshumanisation qu’il engendre. Un monde où les gens ne communiquent plus, où l’humain perd le sens de la matière autour de lui, une société d’exécution et non plus d’action. Dans une volonté de filmer le réel sous cet angle de vue, c’est inévitablement à travers ces dispositifs que Antonioni crée le climat anxiogène de ces films, c’est une sensation de solitude et de névrose sociale pesante qui s’opère à travers les observations des protagonistes. Mais si ces dispositifs sont au service d’une émancipation des personnages, ils sont surtout au service d’une émancipation du spectateur. Ici aucun rapport de séduction formelle ne s’opère avec le spectateur, le film propose à ce dernier d’observer le monde avec une certaine distanciation pour mieux saisir comment une structure agit sur le ressenti de l’individu, et permettre tout autant au spectateur qu’au protagoniste de constater les névroses individuelles dues aux systèmes aliénants d’une société moderne.

Se pose alors la question de savoir si l’émancipation d’un individu représente un aboutissement du dispositif de Antonioni. La façon qu’a le cinéaste de conclure ne tient pas tant dans l’idée d’aboutir, mais plutôt d’ouvrir vers une nouvelle perception. C’est ce qui rend ambiguë la finalité de ses films, l’émancipation par la conscience de l’état du monde n’est jamais une liberté pour les personnages. C’est de là que même au sein d’un dispositif très froid, il est très difficile de rester hermétique aux conclusions de Antonioni, car ces dernières mettent dans l’incapacité d’agir, un individu seul face à l’immensité du système auquel il est confronté. C’est d’ailleurs dans un prolongement de cette idée que survient toute la force de la séquence finale de Profession : Reporter (1975). En effet, lorsque David Locke prend conscience du non-sens de son existence qu’il a passé tout le film à questionner, il décide de se refuser à vivre et se laisse donc rattraper et assassiner afin de fuir cette position de faiblesse dans laquelle il se découvre. Dans cette conclusion, Antonioni projette cette impression du personnage sur le spectateur en fuyant cette scène par un plan séquence nous emmenant hors du lieu, nous laissant découvrir le meurtre en hors-champ par un bruit de tir très discret.

Image extraite de Profession: Reporter (1975)
Kelsang Rastoldo
Kelsang Rastoldo
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