Autant en emporte le vent

L’intérêt des critiques cinéphiles pour Autant en emporte le vent connait un destin jumelé à sa présence sur les réseaux. On ne peut nier que le temps, les contextes de production, le rapport du tout-venant au cinéma et le malaise sociétal de sa survie au XXIème siècle ont relégué cette œuvre en arrière-plan ; mais son titre a bel et bien été gravé dans la légende de son art et il résonne encore avec un son particulier.

Peu importe dans quel sens on l’aborde, le sujet se révèle épineux : selon certains, les qualités du film ont déjà été maintes fois analysées grâce aux ressorties d’ampleur en salles, les restaurations et un succès indépassable au box-office (inflation prise en compte). Que peut-on encore en dire ? Par contre, la polémique sur sa compromettante veine sudiste se renouvelle ; en tout cas, les arguments rabâchés d’un côté comme de l’autre sont assénés comme si personne ne les avait entendus auparavant.

Cette double dynamique engendre un manque d’équilibre. Le débat moral en vient à écraser la réflexion sur l’objet, alors que ces deux facettes se répondent davantage que dans l’idée cristallisée par beaucoup. Il n’apparait pas trop tard pour relancer la machine qui, de toute façon, fonctionne de manière aussi cyclique que le retour fictionnel de la caméra sur le domaine des O’Hara.

Morale vierge et bourse pleine

Justifier son appréciation d’une œuvre par une contextualisation des mœurs de l’époque, c’est une stratégie un peu faible ; il suffirait d’arguer en retour qu’est ainsi perpétuée la morale abjecte d’un autre temps. Rajoutons que la guerre de Sécession a eu lieu quelque 70 ans avant le tournage. De quelle décennie fait-on le procès, 1860 ou les 30’s ? La question est cruciale.

En se penchant sur le roman de Margaret Mitchell, paru en 1936, on attaque de front les deux époques. Ce best-seller nostalgique, dont le film a voulu respecter l’audience populaire, évoque un âge où esclavagisme, conservatisme et idéaux chevaleresques bétonnaient une société bien définie. Ceux que le rêve rebâti par Mitchell a comblés se sont nourris de façon très littéraire du film, car ils y cherchaient ce qu’ils avaient déjà lus ; peu importe que ces lignes soient balancées dans une introduction sur fond de cartes postales figées, ou par les murmures de l’élégant capitaine Ashley dont l’héroïne est amoureuse.

Pour ce public-là, sans doute, l’éloge du Sud ne fit aucun doute à leurs oreilles. Le studio de David O. Selznick visait si fort la création du plus grand film de tous les temps, aimé par la plus grande foule de tous les temps, que prendre à contre-pied l’essence de son matériau d’origine aurait constitué un faux-pas.

Tout ce qui comptait, c’était de livrer une œuvre massive, extrême par sa démonstration, un trophée qu’on acclamerait encore cent ans plus tard. Ni Selznick ni son équipe n’étaient nostalgiques de quoi que ce soit. Guidé par une moralité aussi vierge que celle d’un business man en mission, difficile de prêter au producteur tout-puissant une politique autre que celle née, par procuration, d’une forte fidélité narrative au livre.

Ce Sud conservateur est bien dépeint et il ne faut pas compter sur ses personnages pour le décrier. Mais on ne pose pas le même regard sur la perversité du Mandingo de Fleischer que sur celle du journal d’un maître de plantation ; là où la première souligne des rapports de domination repoussants, la seconde est couchée sans intention d’être dénoncée, elle est normale, indiscutable. Tout est une question de point de vue sur la chose. Or la caméra d’Autant en emporte le vent est passée entre tant de visions d’ensemble, qu’il s’agisse des regards de George Cukor, Sam Wood ou Victor Fleming, et elle fut dirigée par un producteur si dévoué à la recherche du plus bel effet, que le film n’adopte pas l’unique langage d’un auteur. Nous sommes loins du rendu catastrophique d’un La piste de Santa Fé, métrage qui incarne la tristesse d’une Amérique déchirée par la « folie » des abolitionnistes…

L’arc prêt à rompre et sa flèche acérée

Un drôle de paradoxe est formé entre les décors du Sud, lesquels figurent le regret d’un ancien monde, et l’élan du scénario qui s’y détache, entraîné par la course de son personnage principal, Scarlett. Cette dynamique ne peut transparaitre dans les livres comme elle transperce la pellicule, et ce, dès l’entrée en scène de Scarlett O’Hara : robe relevée, elle fend par petites foulées le jardin de son père, elle s’arrache des flatteries de la fratrie Tarleton. Cette séquence fut la première à finir dans la boite avec Vivien Leigh en son sein, mais a été retournée au moins cinq fois. Finalement, Selznick l’agréa durant les dernières semaines de post-production : l’âme d’Autant en emporte le vent s’était imposée à lui, et la Scarlett O’Hara renvoyée par les centaines d’heures de rushs n’appartenait plus aux idées mâchées en préproduction. Cette dernière Scarlett avait une existence propre, jaillie de la puissance des images, et des images seulement. Aussi, la course en avant, volontaire ou non mais toujours nourrie par sa force de caractère, serait l’unique mouvement de l’héritière des O’Hara. Son amour pour le territoire familial fui, Tara, revêt davantage une aura de confrontation, un défi que lance chaque travelling arrière en contre-jour.

Cette confrontation est plus palpable que celle des soldats du Nord contre le Sud. Les Yankees, dont on prononce le nom avec dégoût, n’existent pas à l’écran – sauf cas d’un déserteur sans drapeau. Après tout, les explosions d’Atlanta proviennent de feux alliés destinés à couper les réserves de munitions. Les morts de la guerre ne sont pas pleurés car ne nous le permettent ni le rythme, ni le montage abrupt enchaînant révélations morbides et célébrations musicales, ni le manque de considération dont Scarlett a fait sa marque de fabrique.

Seul un beau panorama, embrassant la vue d’un meneur de troupe averti d’une terrible annonce, puis les larmes silencieuses d’un jeune musicien, se rapproche d’un hommage aux morts ; mais la tristesse est noyée dans la fanfare, la guerre est célébrée par ses propres victimes. Se dégage bientôt une impression bizarre, comme si les uniques responsables de la destruction du rêve sudiste étaient ceux qui le laissaient perdurer. Sans doute cette pudeur à blâmer les Yankees vient de la retenue des équipes techniques à brimer leurs propres ancêtres. En ressort un serpent qui se mange la queue, et un mirage qui s’estompe de lui-même.

La caméra, cette entité avide et moqueuse

La caméra d’Autant en emporte le vent est moins larmoyante que son récit. En fait, elle arbore presque une démarche critique. Ses mouvements gloutons constatent les paradoxes des hommes qu’elle filme. Elle admire de haut en bas l’explosion des vitraux et les fidèles qui s’y raccrochent, elle juge Scarlett en progressant vers son visage, guettant ses réactions comme une spectatrice mécanique. Cette caméra prend son temps pour montrer des corps étendus de jeunes filles endormies de la même manière qu’elle s’élève pour dévoiler des blessés gigotant pelle-mêle. Sa lenteur épouse les mouvements au lieu de les créer, elle est las et connait le futur réservé à ses sujets.

La caméra louvoie au rythme de la robe flottante de ces dames. Elle se fraie un chemin à travers les strates du décor, imbriquant en un seul espace des successions de passages, de poutres, d’interactions et de portes ouvertes. On bascule plus d’une fois d’un monde à l’autre, telle Dorothy dans Le Magicien d’Oz : Fleming dirige ces deux films presque en même temps, et les fait se répondre : une jeune fille pénètre dans un monde imaginaire lorsqu’une autre le quitte dans les flammes.

Étendre une toile blanche

Ces mécanismes modèlent un monde filmé en profondeur. Un rideau, une épaule, des bases et beaucoup de colonnes ; les objets affleurent pour encadrer le cœur des scènes, les reléguant presque comme des peintures qui illustrent le Sud, avec ces gentlemen, ces ladies, ces pique-niques.

Survient plus tard la déroute sudiste. D’un coup, la pellicule se charge de feu, ou bien elle gèle les intérieurs d’un ton bleu glaçant, voire d’un rouge aveuglant : les souvenirs, ornements, tout a été annihilé. L’arrière-plan des Twelve Oaks, évidés par la guerre, arbore une unité grise qui assume sa qualité de décor factice. Il n’y a plus d’évocation, plus de rêves. Une toile vierge se profile désormais. On est loin de l’ouverture du bal de charité, annoncé devant un drapeau étatique aux proportions écrasantes et qui répond à la projection floue, lointaine, des danseurs.

Petites gens et mondains de Tara ont disparu avec les meubles. De la maison, il ne subsiste dès l’intermission qu’un squelette poli et une terre rouge pillée par les hommes et la famine. Le mirage s’est envolé, emporté par le vent, et seules les racines ont survécues pour que Scarlett les nourrisse.

Des palettes de couleurs, on retiendra aussi le pourpre fiévreux de la chambre d’une Mélanie mal en point, le bleu profond des nuits londoniennes, le retour à Tara arborant une terre dorée et un ciel acidulé à la Van Gogh : l’utilisation révolutionnaire du Technicolor intègre un désir de grandeur motivant toutes les séquences du film. Ce dernier concède à sa démarche, davantage marketing qu’artistique, ses plus grands atouts et ses pires défauts.

Le rythme bâtard des amours contrariés

Mais pourquoi avoir misé sur cette histoire ? Pourquoi les spectateurs du XXème siècle se sont-ils passionnés pour une romance maniérée ? Il s’agit même, en réalité, d’un chevauchement de deux histoires à l’eau de rose. Or la quête de Scarlett pour conquérir le triste Ashley Wilkes s’essouffle dès ses débuts, leurs scènes se répètent pour notre grand déplaisir.

Au contraire, la dernière heure et demie du métrage, renfermant le mariage de Scarlett et Rhett Butler, se déroule à une vitesse vertigineuse. Ils ne sont plus que deux à faire société devant l’objectif, ils s’agitent donc comme des marionnettes pour mimer les occasions manquées d’un mariage avant l’intermission, enjambant toutes les étapes de la vie commune et de la mort. Un sentiment d’inachevé parcourt le récit jusqu’aux crédits finaux, mais il n’est pas dû à de la déception.

Il n’est pas davantage le fait de l’imbrication de la petite histoire dans la grande, comme en souffre un mastodonte tel que le Docteur Jivago ; dans ce dernier, les personnages sont sacrifiés et préfère les évènements d’ampleur qui colorent leur romance.

En revanche, la partition d’Autant en emporte le vent compte sur la faculté de Scarlett à battre le rythme. Une dépendance presque toxique nous lie à elle, le scénario en a besoin, tout comme notre désir d’assister à ses frasques. Aurions-nous pu prévoir, au vu des ambitions gargantuesques du film, à se retrouver si longtemps devant un cadre resserré sur le visage d’une actrice – loin d’être une star à cette époque ?

L’indétrônable Madame Leigh

Durant trois ans, David Selznick n’aura eu de cesse de dire non aux plus grandes de Hollywood, obsédé à l’idée de dénicher la peste rare. Le choix définitif d’une britannique au jeu si marqué, voire exagéré, n’épousait pas l’évidence. Mais pour incarner un personnage de cette puissance, une interprétation expressionniste et saisissant à bras-le-corps toutes les émotions violentes qui la traversent se révèle être une audace fort bien payée.

Certains partisans de compositions sobres ou d’actor studio connaissent une sensation déplaisante, lorsqu’ils restent à la surface de cette proposition artistique. Or il n’y a guère d’intérêt à viser un réalisme cru dans une grande histoire de feu et d’amour vache, et si Scarlett O’Hara est un grand personnage, elle n’est pas une personne, sinon le cadre serait trop large pour elle. Les essais vidéo avec diverses actrices ne manquent pas, et il est inimaginable de projeter sur tout le film la prestation plus terre-à-terre d’une sympathique Paulette Goddard. Vivien Leigh a adopté, peut-être sans s’en rendre compte, une réponse radicale au fardeau sisyphéen d’un tel projet. L’interprétation est aussi grande que le personnage, tout comme la cruauté de ce dernier n’a d’égale que sa bravoure – si l’on peut nommer ainsi ce savant mélange d’entêtement, d’égoïsme, de calculs et de résignation. Scarlett commet grâce, ou à cause de lui, nombre d’actes révélateurs d’une vraie grandeur d’âme.

Scarlett a une présence écrasante sur l’entièreté du film. Anecdote équivoque, nul interprète n’a dû jouer aussi longtemps son rôle pour décrocher un Oscar. Et le plus souvent, c’est son visage félin qu’on offre à tous les angles de l’objectif, pour qu’elle y exprime des méchancetés.

L’inaliénable et fausse lady O’Hara

S’il y a omniprésence de ses nombreux faciès caricaturaux, leur effacement rejaillit d’autant plus : quand le visage de Scarlett cède face à l’obscurité, son feu intime s’évanouit et il ne lui reste qu’à endurer. Et il n’y a peut-être pas plus belle idée de cinéma qu’un plan de l’abominable Scarlett O’Hara, crevant d’hypothermie sous un pont pourri et tenant fermement un cheval qui traîne une malade, une domestique et un nourrisson, alors que des ennemis galopent au-dessus de leur tête.

Le travail des ombres portées est saisissant, il divise la personne de Scarlett. Celui de l’église lorsqu’elle fait sa prière, projection mécanique de ce qu’elle renvoie dans une société mourante, à l’identique de Mélanie, souligne que ses réels soucis sont ailleurs. L’hypocrite Scarlett s’amuse des conventions, rie des hommes qui lui font la cour, joue le jeu des manipulations. On est loin de l’ersatz de son propre rêve qu’incarne Ashley. Dans son rôle, Leslie Howard est maquillé dans un premier temps pour masquer son âge absolument faux-raccord. Mais les masques tombent et les rides apparaissent :

La révélation est là : Scarlett et Ashley ne s’aiment pas. L’héroïne Scarlett parodiait tout un monde pour lequel elle n’a, tout compte fait, peut-être jamais eu de grandes attaches. et seule Tara a survécu.

Camille Schoux
Camille Schoux
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