L’ambition de Pasolini, tout au long de sa filmographie, a été de rendre visible ce qui y échappe, par exemple pour traduire des rituels sacrés dans ses tragédies grecques comme Médée, Œdipe Roi, Accattone ; mais dans Théorème — sorti en salle en 1969 — cette ambition est encore plus grande. La proposition de sa thèse est la suivante: l’amour divin pourrait transcender les classes sociales. Nous connaissons Pier Paolo Pasolini en tant qu’intellectuel marxiste complexe, fervent opposant à l’Église, mais nostalgique des valeurs traditionnelles. Il militera jusqu’à son assassinat en 1975 contre le conservatisme bourgeois. En cela, l’œuvre cinématographique de Pasolini est marquée par une critique de la société moderne, et dans cette parabole, c’est par le mystique, en tant qu’expérience individuelle du sacré, un thème cher au cinéaste, qu’il fait l’observation quasi clinique du vide moral et spirituel de la bourgeoisie.
Le film s’ouvre sur une usine, pour se concentrer ensuite sur une classe responsable de tous les maux : la bourgeoisie. D’entrée, les rapports de domination sont posés, et c’est au cœur d’une famille bourgeoise que le récit s’installe. De manière poétique, avec pourtant parcimonie du verbe, sont présentés des personnages esquissés comme dans une fable, porteurs d’un sens universel. Jamais une œuvre n’aura été aussi criante de vérité en utilisant si peu d’artifice et un minimalisme narratif qui laisse place au questionnement bien plus qu’à une conclusion.
Un mystérieux étranger, interprété par Terrence Stamp, séjourne chez une famille bourgeoise milanaise. Charismatique et énigmatique, il séduit tour à tour chaque membre de la famille — le père, la mère, le fils, la fille, et même la servante —, les confrontant par une relation charnelle et spirituelle, à leurs propres désirs et fragilités. Après son départ, chacun d’eux se retrouve face à un vide existentiel et une crise identitaire, révélant les contradictions et le malaise enfoui sous les conventions de la société bourgeoise.
Les membres de cette famille éclatée, juxtaposée par le seul artifice du montage, sont mis en scène de manière isolée et la culpabilité de chacun se révèle à mesure qu’ils tissent autour du visiteur une fascination énigmatique. Tous se laissent séduire par sa beauté, et la simple présence de cet étranger suscite en eux des décisions inattendues et éveille un profond questionnement intérieur. La mère, apercevant au sol les vêtements abandonnés de l’intrus, parti gambader avec un chien dans le jardin, se surprend à l’imiter, poussée par un désir mystérieux. Cette manière qu’a Pasolini de capturer le désir nous rappelle que l’évocation du geste surpasse l’image directe ; sa puissance suggestive touche l’invisible, ce qui échappe au regard mais se manifeste intensément dans l’intimité des sens.
Caméra fixe et contemplative, Pasolini use de gros plans sur les visages, et entre dans l’isolement physique de ses personnages dans cette grande demeure. Avec cette approche bressonienne, l’invisible est révélé à travers des images loin de tout effet spectaculaire. Il s’agit bien de modèles et non d’acteurs, et les images remplacent les mots. C’est encore par un gros plan sur le visage serein du visiteur, assis tranquillement sur sa chaise dans ce vaste jardin, suivi d’un plan sur la femme de ménage, visiblement troublée, la larme ruisselant sur sa joue, qu’est révélée toute la dimension mystique et libératrice que cet étranger insuffle au personnage. Ces plans, souvent longs, accentuent la lente déconstruction intérieure qui s’opère chez chaque occupant de la maison. Nous sommes témoins d’une révélation qui dépasse l’Homme.
Le mystérieux visiteur, à la fois céleste et maléfique, est décrit par Pasolini comme une figure ambivalente, pouvant incarner l’Amour, Dieu ou Lucifer, laissant au spectateur la liberté de choisir son interprétation. Cette arrivée, qui porte en elle les traits d’un miracle, est présentée comme une intervention divine, spectaculaire dans sa portée, filmée de manière profondément sobre, loin de toute exaltation visuelle. Pasolini suggère ainsi un paradoxe : un événement d’une dimension presque surnaturelle, porteur d’une vérité libératrice, mais traité de façon à en minimiser l’impact extérieur. Ce personnage, silencieux mais imposant, n’a pas besoin de mots pour transmettre sa puissance. Son regard apaisant et sa posture récurrente, filmée en gros plan avec les jambes écartées, dégagent une autorité silencieuse.
C’est par le rapport charnel entre le visiteur et les autres personnages que s’engage par la suite une épreuve existentielle. La sexualité est ici vécue comme une rencontre profonde avec une partie de soi-même qu’on ignorait jusqu’alors. Pasolini détruit ici l’image de la bourgeoisie chaste où les rapports intimes n’ont pour objectif que de procréer et sont sans amour ni passion.
Dans un silence pesant, les voix off des membres de la famille se succèdent, chacune exprimant l’empreinte laissée par l’expérience. La mère confie : « Je ne sais pas comment j’ai pu supporter un tel vide. »
Les adieux étant faits, cette famille, issue d’une classe créée pour posséder, se retrouve désemparée, confrontée à sa propre vacuité, chacun reclus dans un espace vide et froid, perdu, avec le sentiment d’avoir été abandonné. Un plan large sur le désert du Mont Etna apparaît, introduisant la crise d’identité qui conduira cette famille au désespoir, voire à la folie. Chacun vit alors sa propre libération.
Son départ bouleverse l’ordre social établi et suscite une rédemption collective qui élève les personnages au-delà de leur condition d’origine. Une tension s’épanouit alors entre l’aspiration vers un idéal supérieur et l’enfermement imposé par les structures de pouvoir de classe.
La première à avoir succombé au charme du visiteur est Emilia, la servante ; leur relation se distingue nettement des autres. Pasolini oppose ainsi la simplicité et l’authenticité d’Emilia, issue d’un milieu prolétaire, à l’artificialité de la vie bourgeoise. Elle abandonne sa vie de servitude pour se consacrer à une transformation spirituelle profonde, plus en harmonie avec la terre, c’est d’ailleurs vers elle qu’elle retourne. La scène de lévitation, qui pourrait évoquer une transcendance mystique, rappelle la distance que Pasolini établit entre le surnaturel et le sacré. Si le cinéaste croit au sacré, il dénonce l’illusion du surnaturel à travers des procédés filmiques souvent délibérément peu convaincants, comme s’il cherchait à exprimer son incrédulité à l’égard des phénomènes surnaturels — un contraste évident avec des scènes comme celle de Jésus marchant sur l’eau dans L’Évangile selon Saint Matthieu.
Et comme une quête peut être libératrice ou destructrice, le choc sera différent pour la fille, qui ne survivra pas à cette expérience mystique. En cherchant l’inaccessible dans un monde matérialiste, elle ne trouve pas d’espace où cette révélation peut prospérer, comme cette séquence dans le jardin où elle peine à remplir l’espace, ce vide qu’on ne peut combler.
L’exploration identitaire à travers l’art est d’autant plus forte pour le fils, qui trouve, par la peinture, le moyen de canaliser. Mais il sera incapable de se satisfaire de son art tant il n’arrive pas à représenter l’idéal qu’il a vu et transmettre la pureté de l’expérience qu’il a vécue.
Pour la mère, c’est une libération sexuelle qui se manifeste comme un acte profond de rupture avec les conventions sociales et familiales. Libérée des chaînes de la répression bourgeoise, transcendant sa fonction maternelle et d’épouse, ce processus se révèle dans des gestes discrets mais significatifs, où l’acte sexuel devient une forme d’éveil à un désir jusque-là réprimé. Elle finira par rechercher dans la foi cette chose indéfinissable qui lui fait défaut.
Le patriarche, un homme indéchiffrable qui, pendant sa vie entière, ne s’est occupé que d’affaires, se libère par la dépossession de ses biens matériels. Se dénude pour errer dans un désert de cendres, sur fond de requiem de Mozart. Lors de cette séquence, Pasolini évoque l’imaginaire de la traversée du désert par le Christ — c’est la décadence de la bourgeoisie dans un décor volcanique devenu profane.
Finalement, ce qui était un prologue est un prolepse, car la question demeure : et la morale bourgeoise ? Sans intention prosélyte, Théorème est une démonstration de ce que pourrait être l’amour dans un monde déshumanisé. L’interprétation du spectateur, quant à elle, demeure infinie.