Metropolis, M le Maudit, Règlement de Comptes, Le Secret Derrière la Porte… Tous ces petits chef-d’œuvres incontournables du Cinéma que le lecteur doit bien connaître (au moins de nom) sont le résultat du labeur d’une personne, qui a la particularité d’avoir réussi à confectionner ces classiques sur deux continents différents. Loin d’être un banalité, cette disjonction est en fait la pièce la plus brillante d’un puzzle artistique et politique du XXe siècle, pièce maîtresse même d’un brassage de courants qui viennent fusionner pour faire évoluer leur art. L’homme, c’est Fritz Lang, cinéaste germano-autrichien né à la fin des années 1800 qui a connu le cinéma muet des années 20 avec la UFA (célèbre boîte de production allemande) puis le film noir américain aux États-Unis, laissant une marque considérable dans ces deux registres, sans tout à fait les réinventer, mais en les maniant comme aucun autre. Petit flashback historique.
Fils d’architecte, Lang naît en 1890 à Vienne, où il apprend les voies du 7e art. Après la Guerre, en 1919, il épouse l’actrice et scénariste Thea von Harbou et réalise ses premiers films. À l’époque du muet, en Allemagne, le courant en vogue est l’expressionnisme (dit “allemand”). Confrontés aux horreurs inexorables de l’après-guerre, les artistes du camp des perdants expédient leurs angoisses et colères dans des formes biscornues et des représentations démesurées du réel. En fait, ce n’est même plus tant une représentation, c’est une évocation, à travers les couleurs intenses et les imageries dérangées. Se basant à la fois sur les recherches visuelles de Max Reinhardt et sur les principes esthétiques de l’expressionnisme expérimentés d’abord au théâtre et en peinture, les cinéastes allemands s’approprient à leur tour les codes du genre et mettent en scène le macabre, l’horrifique, le Mal par des cadres obliques, des décors gothiques et des maquillages expressifs, créant une atmosphère anti-réaliste qui évoque avec radicalité l’état dans lequel se retrouve leur pays.
Lang lui-même n’a jamais réalisé de pur film expressionniste, au contraire de certains de ses contemporains qui s’en revendiquaient, comme Robert Wiene (Le Cabinet du Docteur Caligari, 1920). Son cinéma des débuts n’en fut pas moins influencé, c’est obligé, par ce courant dont certains accents se prêtent volontiers à d’autres démarches. Ci-dessus, une dystopie fameuse, Metropolis (1927), qui se garde d’entrer entièrement dans l’aspect sur-“expressif” de l’expressionnisme mais n’en refuse pas pour autant le maquillage torturé et l’architecture grandiloquente. On y retrouve par ailleurs les chocs de projecteurs qui viennent apporter une nouvelle dimension au clair-obscur, mettant en lumière des silhouettes tourmentées mais enfermant dans le noir profond l’idée du Mal qui plane tout au long de l’Œuvre du cinéaste.
Du Docteur Mabuse au meurtrier de M le Maudit, la période allemande de Lang préfigure ce qui parcourra ses multiples essais au pays de l’Oncle Sam, plus mineurs, mais renfermant non moins la fascination de l’auteur pour la mort et la pulsion de destruction déclencheuse de nombre d’enquêtes policières, dont la mise à l’écran est bien sûr assurée avec un plaisir particulier par le réalisateur. La nouvelle phase que prend d’abord la filmographie de Lang avec le parlant en Europe et M le Maudit est une cristallisation suprême de cette obsession macabre qui se détache alors progressivement de l’expressionnisme pour aborder le côté plus réaliste de la chasse à l’instinct meurtrier. En attribuant à M la reconnaissable mélodie qui le rappellera au spectateur puis le trahira en fin de film, Fritz Lang retire à l’histoire de grand manitou du Mal la nécessité de se raconter par l’image, le cadrage, l’éclairage, puisque son aura symboliquement les dépasse. En imposant une si grande responsabilité au son (d’importance majeure pour Lang tant mu par ce genre d’histoires et entre autres leur dénouement), le cinéaste dépose en fond de tableau ses peintures expressionnistes pour pleinement embrasser tout ce qui fait la singularité du cinéma : l’audio-visuel.
Au milieu des années 30, en plein essor, Fritz Lang se voit proposé avec Thea von Harbou de faire des films de propagande nazis à la Leni Riefenstahl. Si sa femme accepte, Lang, lui, refuse évidemment et fuit son pays, en une nuit dit-on. Après un court passage en France, c’est aux États-Unis qu’il est contraint de s’exiler (où sont déjà ses compatriotes Joseph von Sternberg et F. W. Murnau), avec comme bagages son expérience de cinéaste et son esthétique d’européen. L’Allemand découvre le pouvoir des studios américains sur la fabrication d’un long-métrage, en particulier leur mainmise sur le final cut. Étant un véritable auteur, il refuse de se faire dicter un découpage technique ou une direction artistique et ruse pour que ses films correspondent le plus possible à sa vision : en sachant exactement comment il montera son film, il ne tourne pas un plan plus longtemps qu’il n’en a besoin au montage, laissant de ce fait au monteur une seule et unique façon d’organiser le film, la sienne.
Ce qui va rendre intéressant cette délocalisation, c’est alors la mutation de l’expressionnisme allemand, qui s’éloigne encore un peu plus de ses caractéristiques originelles, mais insuffle aux longs-métrages américains de Lang une touche artistique novatrice pour l’époque et le pays. Le cinéaste utilise en outre ses connaissances architecturales (merci papa) pour prendre une part active dans le design de ses décors, faisant d’un environnement baroque le seuil figuratif des thématiques morbides et mystérieuses de l’auteur.
Le Secret Derrière la Porte en 1947 (ci-dessus) rappelle Rebecca d’Hitchcock (1940) dans l’exploration filmique de la psychanalyse, les forces convergentes d’Eros et Thanatos, et fait écho stylistiquement au film noir, sous-genre du film policier très populaire dans cette période aux États-Unis dont le principe est de mettre en scène un détective torturé errant dans les bas-fonds du gangstérisme urbain et devant résister aux tentations d’une femme fatale dont le charme n’a d’égal que la cruauté. L’héritage de Lang n’est bien sûr pas étranger au développement de ce cinéma, et celui-ci s’amuse ici à dévier à nouveau vers ses thématiques de prédilection en s’inscrivant plutôt dans le registre du female gothic, où une héroïne est tourmenté par un mari destructeur et dérangé psychologiquement.
Notre réalisateur s’aventure également plus explicitement dans le film noir avec La Femme à la Fenêtre (1944) ou La 5e Victime (1955), toujours en quête d’un croustillant maniement du destin et des voies obscures du meurtre. Lang cultivera toujours pendant ces années américaines son hérédité expressionniste en transposant ses découpages de lumière intenses de la poésie macabre au réalisme étouffant. Il devient alors un cinéaste majeur de la période classique d’Hollywood, dans une ère instable qui fut forgée par une guerre mondiale et de nouveaux enjeux géopolitiques touchant ses deux patries. Mettant un terme à son long séjour outre-Atlantique, il revient, fin des années 50, dans son continent de naissance tourner d’autres œuvres, mais nous ne nous attarderons pas sur ses dispensables prototypes d’Indiana Jones et resterons calibrés sur le premier distique dont était question cet article.
La filmographie de Fritz Lang est une concrétisation on ne peut plus claire de ce qui est devenu (involontairement) mon cheval de bataille : le transfert culturel (j’en avais déjà parlé çà et là), parce que déceler des inspirations lointaines à nos films préférés pousse à découvrir toujours d’autres films, de diverses époques et origines. Fuyant l’Allemagne nazie, Lang a importé, en compagnie de plusieurs autres artistes, les influences de son pays pour les transformer, les modeler afin de prendre la forme d’un type de cinéma nouveau, s’aligner au courant américain du film noir qu’il a contribué à façonner, aidé entre autres par Billy Wilder, un certain… autrichien. Analyser plus profondément l’Œuvre de Fritz Lang et les périodes qu’elle a traversé est bien sûr possible et d’ailleurs souhaitable pour qui veut s’y intéresser, l’intention de ce papier était avant tout d’éveiller la curiosité du lecteur et de le faire devenir, je l’espère, spectateur d’un grand cinéaste classique dont les productions abondent d’un richesse artistique internationale.