Quand je me glisse dans l’espace tamisé du sous-sol de Pompidou situé juste à côté de la deuxième salle de cinéma, j’aperçois des spectateurs déjà présents sur place. Ils sont tous affublés d’un casque de réalité virtuelle qui leur confère un look de gros insectes. Ce n’est pas tant le design du casque qui donne cette impression que les gestes lents et craintifs, le fait qu’ils se déplacent ensemble et regardent régulièrement dans la même direction le ciel ou le sol. L’installation minimaliste et épurée se résume à une seule pièce traversée par une toile. Sur chacun des côtés de l’écran, un film est projeté. Les deux faces présentent des images distinctes ; en en faisant le tour je réalise que, bien que différentes, elles semblent dialoguer et se répondre d’un côté à l’autre. Sur l’écran, de lentes transitions permettent d’osciller entre des cadres fixes sur des personnes endormies ou attablées, des compositions de nature et des plans urbains plus méditatifs de la nuit thaïlandaise. On identifie rapidement le lexique visuel de l’œuvre : onirisme, intimité, paysages vivants et habités. La spatialisation du son renforce l’immersion, l’habillage sonore qui accompagne les images est un mélange de bruits de nature et de sons électroniques composés par Ryūichi Sakamoto. Au bout de vingt minutes, les insectes enlèvent leur casque et c’est à notre tour d’enfiler la machine.
Dislocation des rapports espace-image-son
L’expérience est troublante, en faisant subir une perte physique et graduelle de repères, elle procure en même temps une excitation due à la myriade de possibilités permises par l’hybridité du dispositif. Dans sa densité, l’œuvre englobe non seulement les images montées et diffusées mais aussi le dispositif technique mis en place par le réalisateur. Ce dispositif complexe produit une forme protéiforme qui échappe aux structures classiques des formes filmiques. À mi-chemin entre l’installation muséale et la salle de cinéma, la technique élaborée par Weerasethakul modèle une forme nouvelle, qui s’articule dans deux espaces, l’un physique et l’autre virtuel.
Le premier mouvement du dispositif sera la découverte de l’espace physique et d’images projetées sur les deux faces d’un écran pendant vingt minutes. Il impliquera d’éviter les spectateurs-insectes affublés d’un casque pendant la projection : ces derniers déambulent dans un espace virtuel, coupés du monde tangible.
En plus de réinitialiser notre rapport à la salle de cinéma, la projection sur les deux faces d’une toile unique nous invite à repenser notre rapport à l’absorption des flux d’images. On se retrouve dans l’obligation non seulement de réfléchir aux images vues d’un côté puis de l’autre, mais aussi de les rapprocher et in fine de les comparer. Le déplacement autour de l’écran permet au spectateur d’élaborer son propre montage en direct, qui diffèrera à chaque projection en modifiant des paramètres, changement d’écran toutes les 30 secondes contre alternance toutes les 3 minutes, par exemple. C’est aussi une façon de déplacer le film dans le réel, hors du sanctuaire de la salle pour le re-placer dans un contexte spécifique.
Le second mouvement est une immersion dans l’espace virtuel qui se fait via l’enfilement d’un casque pour une durée similaire de vingt minutes. Une fois vissé, le spectateur basculera dans un nouveau régime où les images précédemment projetées vont se retrouver dans l’espace virtuel du casque de manière déstructurée, à travers plusieurs “fenêtres” plus ou moins lointaines. En continuité avec le reste de la filmographie de Weerasethakul, cette partie est drapée d’onirisme et le dispositif de VR confirme ce que l’on savait déjà, à savoir que le cinéma n’est pas sans rapport avec le rêve. Sauf qu’ici il serait davantage lucide, les flots de pensées devenant des flux d’images non-narratifs et purement sensibles. Ce rêve lucide-virtuel pousse le spectateur à occuper l’espace et à interagir avec les éléments qui apparaissent au sein de la scène.
Quand un soleil commence à grossir au milieu de la pièce puis que le décor se dérobe et s’éloigne, le réalisateur aura achevé d’éliminer les repères spatiaux. Après suppression des derniers fragments du réel, l’expérience arrivera à terme et viendra ensuite le temps du renouvellement des spectateurs. Ceux du second mouvement évacuent et laissent leurs casques aux spectateurs du premier mouvement. Ces deux mouvements s’articulent en boucle, se rejoignant et se complétant à travers la passation des casques, qui devient un cycle perpétuel, presque rituel, de recyclage des spectateurs. Le prolongement des images du premier mouvement dans le second permet d’offrir de nouvelles perceptions disruptives. En passant d’une découverte timide dans laquelle on se demande par quel bout prendre le film, puis en sollicitant ensuite davantage le corps, l’artiste tord méthodiquement le réel et brise la tradition du spectateur passif. Cette torsion du réel par la VR vient bousculer un dispositif cinématographique figé dans des rituels vieux d’un siècle : acheter son ticket, choisir la place idéale, visionner 10-15 minutes de bandes-annonces et voir le film projeté sur l’écran blanc d’une salle de cinéma. Ils sont l’équivalent du combo signe de croix, génuflexion, allumage de cierge et eau bénite pour le cinéphile. Des rituels répétés plusieurs fois par semaine pour les plus croyants. Pour citer les Histoire(s) : Le cinéma comme le christianisme dit : crois !
C’est cette croyance dans le cinéma qui rend ces gestes rituels aussi importants et c’est précisément le fait de les détourner qui fait la singularité du dispositif de Weerasethakul. Il donne au spectateur la possibilité d’investir l’espace et de collaborer avec autrui, en mettant en action les corps dans des gestes qui sont habituellement interdits, voire contre-nature. Il vient titiller nos habitudes et nous met en difficulté uniquement par des moyens techniques.
En mêlant la VR au classique dispositif projecteur-toile et en guidant le spectateur d’un régime à l’autre – sans rompre l’expérience, mais pour la prolonger en complétant le premier visionnage par le second – l’intermédialité remplit un rôle de vase communicant entre les formes filmiques. Elle permet de créer un dialogue, une perméabilité des médiums ainsi qu’un transfert des images qui se retrouvent déplacées d’un espace à un autre.
Collectivisation des moyens de projection
La prise en compte des autres spectateurs dans l’espace – ces derniers apparaissent comme des boules de lumières dans le casque – permet de re-penser l’expérience cinématographique comme intrinsèquement collaborative. La collaboration serait ici envisagée comme une extension logique de l’expérience collective de cinéma. Inviter le spectateur à participer au processus de construction de sa propre expérience permet de creuser un premier sillon, pour imaginer un monde où ces mêmes spectateurs s’approprieraient les moyens de diffusion et de projection des films et où ils organiseraient leurs propres séances hors des canaux de diffusion classiques. Cet aspect collaboratif de l’expérience de cinéma est rarement exploité, un film étant avant tout une expérience à l’intérieur de soi. Exceptés quelques cas notables, comme les derniers films fraichement restaurés de Chantal Akerman qui bénéficient toujours du commentaire d’un·e senior·e sur le fait qu’il ne se passe rien dans une scène ou d’un ronflement permettant à la forme Akermanienne de générer sa propre 4DX.
Dans le cas présent, la réalité virtuelle permet de pousser l’expérience à un nouveau degré en permettant de rentrer physiquement dans les éléments 3D et d’apercevoir les frontières des simulacres. A Conversation with the sun sollicite le corps et propose une nouvelle matière d’images. Le cinéma donne matière à voir ; c’est intéressant de savoir qu’il peut aussi donner matière à faire. À cet égard on se rappelle du prophétique film de David Cronenberg ExistenZ, qui contient une expérience vidéoludique corporelle qui passe par un “bio-port”, un organe-machine qui, en se branchant au corps du joueur, lui offre une immersion totale et radicale. Le bio-port serait une esquisse du casque de réalité virtuelle utilisé ici.
Ce qui reste de l’expérience sont les sensations physiques ressenties, le sentiment de voir les prémices de ce qui sera peut-être la norme dans un futur moyennement lointain et d’assister à l’émergence d’une nouvelle forme à son stade primitif. C’est paradoxalement cette forme ultra-contemporaine qui illustre le mieux la célèbre phrase de Michèle Mourlet faussement attribuée à Bazin : Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs.
Cette nouvelle forme contenue en germe dans le dispositif de Weerasethakul, métamorphose notre regard et hérite du cinéma le droit de se substituer au réel.