Anatomie d’une palme : Retour sur Anatomie d’une chute, le nouveau film de Justine Triet

Après avoir réalisé l’excellent Sibyl en 2019, Justine Triet revient cette année pour la 76ème édition du festival de Cannes avec Anatomie d’une chute sélectionné en compétition officielle. Une famille composée d’une mère, d’un père et d’un enfant aveugle vivent reculé dans la montagne. Tout commence par un entretien où la mère écrivaine tente de répondre aux questions d’une étudiante en lettres, mais la musique assourdissante allumée par le père au-dessus rend l’entretien impossible et dérangeant. La jeune étudiante confuse part. L’enfant de la famille sort alors promener son chien. En rentrant, l’enfant retrouve son père mort au pied de la maison, accompagné de trainées de sang. Et alors que Justine Triet aurait pu faire de ce scénario écrit en compagnie d’Arthur Harari, son compagnon, un banal film de procès, son film se trouve être l’un des plus grands chocs cannois de cette année. Retour sur, à mes yeux, la possible palme d’or de cette édition.

©Les Films Pelléas / Les Films de Pierre

Anatomie d’une chute est la dissection du couple, d’une écrivaine incarnée par la superbe Sandra Huller que tout accuse, ou du moins que tout semble vouloir accuser. Justine Triet joue alors sur cette corde sensible pendant tout le long, son film écrit comme un roman que l’on souhaite dévorer jusqu’à la fin avec ces personnages si complexes aux palettes d’émotions variées et qui rendent le jugement flou et qui parfois cherche à nous déstabiliser. D’une densité passionnante, le film ne cherche jamais à se rendre là où on l’attend et remet sans cesse en cause le point de vue du spectateur qui est tout aussi juge et témoin que le reste des personnages du film. C’est à lui que reviendra finalement le pouvoir du jugement, là où a contrario, Triet semble montrer le manque de conviction d’une justice en quête désespéré de coupables et de personnes à montrer du doigt. Un véritable tour de passe-passe qui varie ses genres passant de drame familial à véritable thriller policier.

Une écriture implacable et impartiale qui n’épargne aucun de ses personnages et ne cherche jamais à cacher quelque chose, où chaque agissement ou comportement nous est retransmis afin de saisir toute la complexité des personnages (d’où l’idée d’une écriture semblable à un roman de littérature, souvent descriptif et riche en développement). L’écrivaine que tout semble accusée semble alors si distante par la mort de son mari, elle qui en plus s’exprime peu en français (accentuant la notion de distance rien qu’avec l’utilisation d’un langage différent), l’émotion ne s’affiche que très peu sur son visage et sa froideur naturelle semble alors éveiller tous les soupçons quant à sa culpabilité. Elle qui, de plus, puise son inspiration pour écrire ses livres de sa vie personnelle. L’excuse d’une autrice en pleine page blanche, tuant son mari pour retrouver l’inspiration, parait envisageable. Surtout elle, qui semble cacher une colère froide derrière ses sourires de façades.

©Les Films Pelléas / Les Films de Pierre

Seulement comme le questionne l’enfant du film, car chaque personnage à sa part d’importance dans cet épluchage d’un couple en plein déchirement et autant que sa protagoniste, la question n’est pas de savoir comment cela s’est passé mais pourquoi. Pourquoi ce père de famille en serait-il venu à sauter de sa fenêtre, lui que l’on a tout de suite pris comme une figure de martyr en s’acharnant uniquement sur sa femme sans alors chercher à comprendre dans quelle situation se trouvaient la famille. Le véritable tournant du film survient alors, après que preuve après preuve le spectateur se retrouve noué dans leurs problèmes. Alors que l’on cherchait jusque là un coupable, on se retrouve à s’immerger dans la vie intime d’un couple que tout semble opposé, où une colère gronde et parmi lequel se trouve un enfant aveugle, l’intermédiaire de parents complexes. Le procureur lui ne trouve jamais cette empathie que le spectateur commence malgré tout par avoir pour cette écrivaine qui semble être le bourreau parfait. Procureur que le spectateur finit par rejeter, antipathique à souhait et symbole ironique d’une justice souvent mesquine.

Cette femme est mise au service d’un rouage gangrénée dans lequel certains souhaitent qu’elle s’enlise par jalousie, par haine, tandis que certains clament son innocence. Quand certains attendant de pied ferme comme des bêtes à la gueule ouverte près à lui sauter dessus son faux pas, d’autres tentent de défendre ce qui semble indéfendable. Anatomie d’une chute est finalement le décorticage d’une justice mécanique où chaque mot, chaque regard de travers peut se retourner contre l’accusé, où chaque personnage est asphyxié et obligé de surveiller chacun de ses faits et gestes quitte à se mentir à soi-même et à faire bonne figure. Un véritable choc qui nous habitera probablement pendant très longtemps.

Note de bas de page : cet article avait été écrit, avant de connaitre le palmarès de ce samedi 27 mai soir, après ma séance du film à Cannes (j’en suis donc évidemment ravi).

Tristan Misiewicz
Tristan Misiewicz
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