Les évènements consécutifs au 7 octobre dernier ont ravivé, en France, des débats particulièrement polarisants en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien. Parmi tous les termes plus ou moins bien sentis mobilisés de part et d’autre, il en est un que l’occident aurait souhaité oublier mais qui détermine encore très largement les trajectoires de nombreux peuples : la colonisation – et toutes les notions qu’elle entraîne : anticolonialisme, décolonisation, luttes nationales. Comme souvent, les cinéphiles se trouveraient bien inspirés de ne pas penser leur passion en dehors des grandes structures de ce monde, et pas seulement parce que le cinéma fut un art qui accompagna très tôt les entreprises coloniales occidentales, puisant dans la puissance évocatrice des images et la simplicité apparente du spectacle cinématographique des dispositifs de construction d’altérités, en particulier en Afrique[1]. C’est que, dans le même temps, le septième art a pu être mis au service des luttes contre les puissances coloniales et leurs structures qui, bien évidemment, survivent et sont reproduites dans le temps. Un cinéma « mis au service », voilà de quoi mécontenter les cinéphilies bourgeoises et autres apôtres de l’art pour l’art. Tant pis, nous ferons sans eux. Les peuples colonisés, très souvent dépourvus de production nationale, n’ont pas attendu les années 1960 pour s’intéresser à l’image animée. Les salles obscures furent même, sur ces territoires, des espaces moins anodins qu’ils n’y paraissaient. C’est, par exemple, Birago Diop, écrivain sénégalais proche de Léopold Sédar Senghor, qui, en 1938, tint tête à un Européen qui lui reprochait de ne pas être assis à sa juste place, révélant ainsi la ségrégation raciale tacite qui structurait les salles de cinéma dans l’empire colonial français en Afrique[2]. Mais trêve de divagations – nous ne résistions pas à l’idée de vous livrer l’anecdote –, et à défaut de pouvoir écrire une grande histoire du cinéma anticolonial, nous souhaitions nous attarder sur trois œuvres qui permettent d’envisager le grand enjeu des images audiovisuelles dans la (dé)colonisation. Un enjeu, vous l’aurez compris, aussi bien esthétique que politique dans la mesure où nous considérons ces deux sphères comme particulièrement confondues.
Ce que le conflit israélo-palestinien a de nouveau révélé, c’est que le rapport que les sociétés entretiennent aux images demeure particulièrement mystifié. En témoigne ce document, réalisé par l’armée israélienne à partir d’images filmées par le Hamas et projeté dans plusieurs pays occidentaux comme à l’Assemblée nationale française. Son rôle est clair : détenir à lui seul la vérité du conflit, révélé par l’horreur qu’il contient. Une horreur que personne ne peut nier, une horreur frontale, qui met fin aux débats et ne semble pas appartenir au domaine de l’explicable. Cette horreur pure, inhumaine, insoutenable, portée par des images cinématographiques qui se substituent aux discours et aux analyses porte en elle-même la foi persistante dans le pouvoir révélateur du document audiovisuel. D’un seul coup, pour peu qu’on puisse la visionner, la voir de nos propres yeux, elle permettrait d’accéder à la vérité fondamentale d’une situation historique. Cette croyance est à vrai dire aussi vieille que le cinéma. Dès 1898, l’opérateur polonais Boleslas Matuszewski publiait en France une brochure intitulée Une nouvelle source de l’histoire du cinéma, dans laquelle il préconisait la constitution d’un « dépôt de cinématographie historique ». Boleslas Matuszewski était alors particulièrement enthousiaste à la suite d’un événement qui s’était déroulé l’année précédente, à l’occasion duquel était née la première pièce à conviction cinématographique de l’histoire. L’opérateur avait ainsi filmé le déplacement du président Félix Faure à Saint-Pétersbourg et ses images avaient permis de clarifier une situation polémique : le chef d’État français avait-il salué la garde d’honneur du tsar, comme le réclamait le protocole ? Non, avait répondu la presse allemande ; le film de Matuszewski prouvait qu’elle se trompait. Devant l’événement, Le Figaro s’empressa de conclure : « Et c’est ainsi que s’écrira désormais l’histoire : par le cinématographe[3] ». L’auteur d’Une nouvelle source de l’histoire du cinéma renchérit immédiatement : « La photographie animée […] puisqu’elle donne la vision directe [du passé], supprimera, au moins sur certains points qui ont leur importance, la nécessité de l’investigation et de l’étude[4] ». Depuis cet enthousiasme naïf, il fallut beaucoup de temps pour que les historiens s’emparent du cinéma et du statut des images animées. En 1935, le grand historien Marc Bloch fut bien pris d’une intuition exprimée dans une lettre envoyée à Lucien Febvre : « Projets. Je rêve d’un article, à demander, sur le Cinéma. Ne riez pas, ce n’est pas un goût morbide. […] Ce que je pense c’est que le ciné est un des plus curieux phénomènes de notre temps et un des plus merveilleux baromètres culturels et sociaux dont nous disposons. […] Gibier pour nous, vraiment[5] », mais l’idée ne put être développée. C’est vraiment à partir des années 1970 que Marc Ferro s’attela à un grand programme de recherche consacré au septième art et à ses relations à l’histoire. Parmi les nombreuses et passionnantes pistes lancées par le chercheur, la question des images d’actualité et de leur statut dans la constitution du récit historique refaisait enfin surface, adossée d’une méthode critique bien plus conséquente[6]. Depuis, les projets de recherche se sont multipliés, en lien avec les évolutions des méthodes de conservation des archives audiovisuelles et les redéfinitions des sources mobilisées par les historiens[7]. Marc Ferro put par la suite expérimenter et transmettre son travail au grand public à l’occasion de son émission Histoire parallèle pour la chaine Arte entre 1989 et 2001. Le principe était simple et passionnant : un invité – généralement un chercheur ou une personnalité historique –, des films d’actualités sur un thème donné – la seconde guerre mondiale, la guerre au Kashmir, la Rhodésie, l’Indochine… – et la production d’un commentaire critique et historique à partir de ces images[8]. Le 6 mai 2000, Marc Ferro avait invité l’immense historien britannique Eric Hobsbawm pour discuter des images du 1er mai à travers l’histoire. Petite particularité : Jean-Luc Godard fut également convié à participer à la discussion.
C’est que le cinéaste n’a pas attendu Histoire parallèle pour se poser la question du statut des films et de leurs vérités. En témoigne Ici et ailleurs, co-réalisé avec Anne-Marie Miéville et sorti en 1976 sur la base d’images prises en 1970 lorsque le groupe Dziga Vertov fut invité par l’Organisation de libération de la Palestine. Entre les deux dates : le Septembre noir de 1970, massacre de nombreux Palestiniens en Jordanie dans le cadre d’opérations contre les fedayin de l’OLP. Initialement nommé Jusqu’à la victoire, le film est retravaillé à l’aune de ce désastre et ses images sans cesse questionnées. Ici et ailleurs constitue alors sa propre critique, formulée par la voix de Miéville : cette jeune Palestinienne enceinte n’est même pas enceinte et choisie parce que jolie, ces combattants parlent de l’inégalité des combats et critiquent les directions militaires, cet enfant qui récite un poème semble cadré selon des perspectives esthétiques grossières. Ici et ailleurs annonce ainsi un message clair : il faut apprendre à voir ici pour connaître l’ailleurs. Les images que l’équipe de Godard pensait capturer n’ont aucune valeur parce qu’elle ne savait pas voir et ne pouvait que mettre en scène : là se trouve la faiblesse du cinéaste incapable de vérité. C’est par la relation dialectique et conflictuelle des images, des sons, du verbe ; ceux qui sont et ceux qui ne sont pas, qu’Ici et ailleurs produit sa nouvelle théorie de la praxis cinématographique, bien loin de la naïveté militante qui gouvernait Jusqu’à la victoire.
S’il est bien une œuvre pour laquelle la comparaison s’impose alors d’elle-même, c’est le film Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale de Kōji Wakamatsu et Masao Adachi, sorti en 1971. La mise en relation des deux documents va de soi : composés au début des années 1970 par des cinéastes ressortissants de pays impérialistes mais sympathisants de la cause palestinienne et encadrés par des organisations de lutte armée – le Front populaire de libération de la Palestine pour Adachi et Wakamatsu –, les deux films entretiennent un rapport similaire à la vérité et une réflexion commune sur sa mise en image. Au-delà de ce dialogue évident, Masao Adachi n’aura de cesse de théoriser son film en le rapprochant du geste de Godard et Miéville afin de questionner les similitudes et les différences entre Ici et ailleurs et Armée rouge/FPLP. Pour Adachi, l’affaire est entendue : son film sera un « film d’information », dans un sens tout à fait particulier : « La propagande, c’est l’information immédiate. L’information, c’est la transmission de la vérité. En outre, la forme suprême de notre vérité (celle du Front Populaire de Libération de la Palestine) est la lutte armée. Par conséquent, la lutte armée est la forme suprême de propagande[9] ». Ne reste qu’à « conquérir la vérité » par le cinéma, ou, dit autrement, « devenir le langage de la vérité ». Pour ce faire, Adachi s’appuie sur l’expérience accumulée auprès des fedayin du FPLP, lorsque lors d’un entraînement, le cinéaste n’osa pas tourner, perplexe devant ce qui lui semblait être un épisode factice, une reconstitution préparatoire d’opérations bien réelles, alors que les combattants ne « faisaient pas de différence entre leur réalité quotidienne et le combat irréel qu’ils avaient mené pour [la] caméra ». Autrement dit, « pour les guérilleros, lorsqu’ils sont en lutte [en italique dans le texte], l’écart entre la réalité et l’irréalité est inexistante ». Il aurait donc fallu tourner : « le film d’information ne peut devenir langage lorsque son auteur s’oppose à ce langage et le dissimule ». Tourner, pour tendre à « la totalité du processus qui voit la position de cet auteur s’effondrer ». Ce n’est pas le cinéaste qui décide ce qui est vérité, mais bien le sujet filmé lui-même – ici, la lutte armée pour la libération nationale. Au fond, c’est ce qu’Adachi comprend d’Ici et ailleurs lorsqu’il estime que ses cinéastes ont « reconnu la faiblesse de leur subjectivité et ont intégré tout cela dans une nouvelle structure qui constitue le message principal [du film][10] ». Au service de cet effacement de l’auteur, deux procédés : un traitement anti-spectaculaire du conflit armé et la mise en pratique de la fameuse théorie du paysage – fûkeiron. Formulée par une poignée de cinéastes japonais radicaux autour d’Adachi, celle-ci veut que la capture cinématographique d’un paysage suffise à révéler les structures de pouvoir qu’il héberge. Ensembles, ces deux outils de mise en scène permettent à Adachi et à Wakamatsu de mettre en place un dispositif anti-aliénant qui soit autant le « film le plus offensif de l’Histoire » qu’une « méthodologie de la propagande » ; autrement dit une théorie et une praxis, quand le film de Godard était une théorie qui prenait acte de l’échec de sa praxis. Aussi, et pour traduire ce verbiage en lexique esthétique, nous ferons volontiers nôtre la formule de la spécialiste des avant-gardes Nicole Brenez : « Où Godard et Miéville dans Ici et ailleurs travailleront les modes du conflit visuel, Adachi a travaillé au contraire le décloisonnement entre les formes : ici, la description visuelle devient argument sur l’exil, le compte rendu des activités quotidiennes devient mise en accusation internationale et, au total, un film – supposé reflet du monde – devient une déclaration de guerre, soit, la performativité portée à son plus haut degré de violence historique[11] ». Voilà, en somme, comment deux contemporains anticolonialistes ont traité la question du statut des images et de leurs vérités.
Est-ce à dire que le sujet nécessite d’être pris dans des formes avant-gardistes et que le cinéma narratif ne peut rien dévoiler des vérités (dé)coloniales ? Assurément, non. La fiction n’a pas renoncé à sa grande mission brechtienne de révélation des structures de ce monde, et les cinéastes africains l’ont très vite compris. Parmi ceux-ci, évidemment, l’artiste sénégalais Ousmane Sembène sort son premier long-métrage La Noire de… en 1966, six ans après l’indépendance de son pays. Lauréat du prix du meilleur réalisateur africain au Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar la même année, Sembène inscrit son film dans la grande histoire panafricaine des indépendances des années 1960. L’actrice Mbissine Thérèse Diop y joue la domestique d’un couple de colons français rentré au pays et révèle l’implacable survie des structures coloniales. Chris Marker l’avait bien compris, lui qui, dès l’indépendance de l’Algérie, mettait en garde le spectateur de son film Le Joli Mai : « Au mois de mai 1962, dans l’euphorie des accords d’Évian, on a un peu tendance à oublier que le dernier des prolétaires dans un pays colonisateur a toujours un sous-prolétaire, celui du pays colonisé ; et que cette réalité survit à la colonisation [nous avons souligné] ». Marker nous prévenait ; Sembène nous montre. Cette jeune Diouana qui a suivi ses maîtres en France fait l’expérience de la dépossession de son être, de son histoire et de sa culture par des Européens paternalistes et arrogants. Le poids des structures est trop lourd et écrase la jeune femme, condamnée à se donner la mort dans une petite salle de bain loin de son pays. Pour autant, le dévoilement de cette force destructrice n’est que la première étape d’un cinéma de la révélation ; la seconde consiste en la démonstration de sa fragilité et de son caractère historique et éphémère[12]. Ousmane Sembène ne conclut pas son film en même temps que la vie de Diouana. Le maître de cette pauvre femme, dans un élan de remords tout à fait paternalistes, se rend au Sénégal pour restituer à sa famille un masque qu’elle lui avait offert. Ce masque, c’est tout le rapport dissymétrique entre colons et colonisés. Utilisé comme un jeu en début de film par un enfant dans la rue, puis donné aux Européens qui le chargent d’une fétichisation marchande – « il a l’air authentique », nous explique le Français –, il montre bien le décalage entre une culture qui se pratique et une culture qui s’expose. C’est donc tout naturellement lui qui, de nouveau porté par un enfant sénégalais, chasse le colon hors du pays dans une dernière scène tout à fait explicite : c’est par l’affirmation de sa culture – une culture pratiquée, dé-fétichisée, étrangère à l’Europe sans pour autant être figée – que l’Africain, hier colonisé, en finira avec ses bourreaux. Avec La Noire de…, Ousmane Sembène réalise ainsi le grand film des indépendances. De quoi nous fournir une vérité bien plus convaincante que celles de tous les films d’actualités.
[1] Stéphanie Chauvin, « Le cinéma colonial et l’Afrique, 1895-1962 », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no43, 1994, p. 143-144.
[2] Odile Goerg, Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire, 2015.
[3] Alain Carou, « Une nouvelle source de l’histoire du cinéma, de Boleslas Matuszewski (1898) », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2012, no 1, p. 18-21.
[4] Boleslas Matuszewski, Une nouvelle source de l’histoire du cinéma (Création d’un dépôt de cinématographie historique), Paris, [s.n.], 1898.
[5] Marc Bloch à Lucien Febvre, 20 décembre 1935, consultable dans Correspondance. II. De Strasbourg à Paris. 1934-1937, Paris, Fayard, 2003, p. 357-359.
[6] Marc Ferro, « Critique des actualités, ‘Histoire parallèle’ », Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, 1993 [1977 pour la première édition], p. 109-135. Le lecteur cinéphile pourra également se référer à un entretien de l’historien mené pour les Cahiers du cinéma par Serge Daney et Ignacio Ramonet en juin 1975, repris dans Cinéma et Histoire p. 63-73.
[7] Nous n’indiquerons au lecteur qu’un exemple, étroitement lié à notre sujet, puisqu’il concerne la guerre de libération nationale algérienne. Voir Évelyne Cohen, « Recherches sur la guerre d’Algérie à la télévision », Théorème, no 18, 2013, p. 69-76.
[8] Si le lecteur souhaite explorer l’histoire passionnante de cette émission, nous lui conseillons la lecture du très bon numéro 31 de la revue Théorème intitulé L’histoire en images. L’œuvre audiovisuelle de Marc Ferro (2020).
[9] Masao Adachi, « Théorie stratégique de l’activisme cinématographique. Manifeste pour le film Armée rouge/FPLP : Déclaration de guerre mondiale (Octobre 1971) », dans Masao Adachi, Le bus de la révolution passera bientôt près de chez toi. Écrits sur le cinéma, la guérilla et l’avant-garde (1963-2010), Pertuis, Rouge Profond, 2012, p. 85-88. Le recueil contient également le journal de bord tenu par Adachi pendant le tournage, ce qui nous donne des renseignements précieux sur l’activité du cinéaste au sein du FPLP. Sauf indication contraire, les citations qui suivent dans ce paragraphe proviennent de ces deux textes.
[10] Masao Adachi, « Le testament que Godard n’a jamais écrit. En regardant Ici et ailleurs (2002) », dans Masao Adachi, Le bus de la révolution passera bientôt près de chez toi…, op. cit., p. 194-204.
[11] Nicole Brenez, « Masao Adachi, explosion de formes », dans Masao Adachi, Le bus de la révolution passera bientôt près de chez toi…, op. cit., p. 221-235.
[12] Selon les théories du théâtre épique développées dans Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2013 [1948 pour l’édition originale].