Faire histoire au cinéma (Rithy Panh)

Le cinéma, un art de l’empreinte et du témoignage

Le cinéma est un art de l’empreinte. La captation mécanique de la réalité par la caméra permet d’inscrire un certain sujet dans le temps, de garder son empreinte et de la projeter indéfiniment. C’est pour cela que les films Lumières sont aussi intéressants à analyser aujourd’hui, pour ce qu’ils transmettent de l’époque où ils ont été faits. C’est le cas pour des films comme L’arrivée d’un train à la gare de la Ciotat (1897) qui restitue, pour le dire grossièrement, l’empreinte du quai de la gare de la Ciotat, celle du train et enfin celles des passagers. Ce film peut ainsi être vu avec une perspective historique dans le sens où il nous restitue un morceau d’une certaine temporalité (1897) dans un certain espace (la gare de la Ciotat). 

1896 ♢ L'entrée d'un train en gare de la Ciotat (film) –
© L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895 / Lumières)

Ce que je dis est donc valable, cela va de soi, pour un cinéma dit documentaire mais c’est aussi valable pour un cinéma de fiction, tel que le comprenait déjà Jean Grémillon lorsqu’il parlait du « film comme document » ayant une « fonction de constat »1 . Cette fonction n’est pas forcément consciente pour les cinéastes et différents acteurs du milieu mais c’est pourtant une capacité intrinsèque du cinéma que de se faire témoin de la société duquel il est issu. 

Par exemple, le goût de l’industrie cinématographique actuelle pour les récits d’époques en France, pour les grandes franchises de blockbusters super-héroïques ou la tendance des remakes aux Etats Unis pour ne citer qu’elles, seront à coup sûr des pistes d’analyses socio-historiques de nos sociétés. Comme d’ailleurs l’ont été des courants cinématographiques comme le néoréalisme italien dans les années 1940-50 qui a témoigné de la reconstruction identitaire et matérielle de l’Italie après la Seconde Guerre Mondiale, ou encore le cinéma allemand des années 1920-30 avec l’étude de Siegfried Kracauer De Caligari à Hitler (1947) dans lequel il démontre comment le cinéma allemand de ces années reflétait la montée du nazisme en Allemagne. 

En bref, le cinéma est un art du document et pour citer une nouvelle fois Grémillon, le cinéma, « dans sa nature la plus profonde est, et sera, un document essentiel pour l’histoire de ce temps. ». Mais par là, il a aussi la responsabilité de témoigner de son temps : un film est un ensemble de choix et c’est donc au cinéaste de choisir ce dont il se fait témoin (consciemment ou non).  

ciné-classique] "Le Cabinet du docteur Caligari" de Robert Wiene (1920) -  Benzine Magazine
© Le Cabinet du docteur Caligari (1926 / Robert Wiene)

 

Images dialectiques et mémoire historique

Le philosophe allemand Walter Benjamin parle de la nécessité de considérer le passé comme un outil de savoir sur le présent. Pour lui, l’histoire humaine est faite de perpétuels recommencements et le passé doit donc nous éclairer sur notre présent, afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs tragiques. Le cinéma, avec sa fonction de document, peut servir de captation du présent en vue du futur mais peut aussi se constituer comme passerelle pour confronter le passé avec le présent, et trouver des formes qui questionnent la relation entre les deux temporalités. 

La figure du témoignage, beaucoup utilisée dans le cinéma documentaire peut être vue comme l’une de ces passerelles. Exemplairement dans le film fleuve Shoah (1985) de Claude Lanzmann, qui donne la parole aux témoins des camps de concentration et d’extermination polonais durant près de 10 heures. Dans ce film, Lanzmann fait œuvre d’histoire en recueillant les témoignages des rescapés (que l’on peut considérer comme faisant parti du passé) et en filmant les lieux où les tragédies se sont produites (dans le présent), contextualisant ainsi la parole des témoins dans une réalité matérielle concrète, qui crée la dialectique passé – présent que conceptualisait Walter Benjamin. Le passé de ces témoignages n’est plus lointain mais est rendu palpable, proche de notre présent.

Projection : Shoah, Claude Lanzmann – Institut Français de Turquie
© Shoah (1985 / Claude Lanzmann)

 

Rithy Panh : filmer l’indicible

C’est dans cette lignée que s’inscrit l’œuvre de Rithy Panh, qui applique un geste similaire au génocide cambodgien orchestré par les Khmers rouges. À travers ses films, il cherche à comprendre, à transmettre, mais aussi à combler les silences laissés par l’histoire. Pour explorer cette démarche, nous nous pencherons sur quatre de ses longs métrages emblématiques : S21, la machine de mort khmère rouge (2003), Duch (2010), L’Image manquante (2013) et Rendez-vous avec Pol Pot (2024).

Le cinéaste consacre une grande partie de son oeuvre à révéler et documenter l’ampleur des crimes commis au Cambodge entre 1975 et 1979, sous le régime ultra nationaliste et communiste radical de Pol Pot.

S21 et Duch : confronter les bourreaux et les victimes

S21 se situe ainsi dans le sillage de Shoah. Comme lui il interroge un génocide par le témoignage des concernés (rescapés, bourreaux) en créant cette dialectique passé-présent en contextualisant les faits dans les lieux dans lesquels ils ont été commis. Mais ici, contrairement aux camps d’extermination du film de Lanzmann, les preuves matérielles ne manquent pas, les bourreaux expliquent leur tâche aux victimes autour de documents d’archives, de carnets de notes et de fichages des victimes.

S 21, la machine de mort khmère rouge - Film documentaire - Tënk
© S21, la machine de mort khmère rouge (2003, Rithy Panh)

Il utilise comme document matériel des peintures qui pallient le manque d’images photographiques et cinématographiques, les khmers rouges ayant contrôlé avec soin ce type d’images afin d’invisibiliser leurs crimes. Les peintures sont alors mises au même niveau que ces images d’archives qui manquent. Elles servent par ailleurs de support pour déclencher la parole des témoins.

La force du film réside dans sa frontalité avec les témoins et cette idée qui germe dès les premières minutes du film, que pour être pardonné, il faut d’abord reconnaître. Mais aussi et surtout dans cette dimension peu commune : le film crée un document historique sous nos yeux. Les documents d’archives et témoignages présentés n’ont pas au préalable été étudiés, recueillis avant que Rithy Panh ne le fasse dans son film-enquête. 

Réalisé quelques années plus tard Duch est la suite logique de S21, Rithy Panh y confronte en prison l’un des cadres les plus importants du génocide cambodgien qui vient d’être condamné à 35 ans de prison. 

Le dispositif est encore une fois très simple et frontal. La parole est au bourreau, qui a la parole pour un monologue d’1h40 dans lequel il parle de lui, de ce qu’il a fait, de son souci monstrueux du travail bien fait.

Ce dispositif n’est pas sans rappeler The Act of Killing de Joshua Oppenheimer (2013), qui faisait jouer à des tortionnaires et assassins des scènes de torture empruntant à des codes cinématographiques marqués comme le film noir. Le film est ainsi un documentaire suivant une sorte d’expérience cinématographique qui vise à libérer  la parole des bourreaux afin de la capturer et de comprendre les atrocités qui ont eux lieues en Indonésie entre 1965 et 1966.

Mais revenons à Duch, dans lequel le tortionnaire réagit aux preuves matérielles des massacres et surtout à des scènes du précédent film, S21, ce qui démontre bien cette affirmation du film comme document d’histoire, mis au même niveau que des documents matériels plus conventionnels. 

S21 et Duch sont ainsi des films documentaires directement liés au Shoah de Lanzmann dans leur esthétique et leur approche. Mais Rithy Panh, tout en gardant le même sujet, a ensuite diversifié son approche. 

Duch, le maître des forges de l'enfer" : la parole d'un héraut du mal
© Duch, le maître des forges de l’enfer (2011, Rithy Panh)
 
L’Image manquante : combler le vide par la mise en scène

L’image manquante (2013) est une démonstration du postulat de Jean-Louis Comolli, cinéaste et surtout théoricien du cinéma, que le cinéma documentaire se construit sur des limites, sur des manques.2 Ici, ce qu’il manque est une image. Une image des massacres, des meurtres, des tortures. Le film arrive trop tard, ce qu’il aurait fallu enregistrer est passé, sans que le cinéma n’ait pu s’en faire témoin. L’image manquante se construit sur ce manque et le comble, à des fins évidemment historiques et non morbides (je préfère le souligner), par l’utilisation de statuettes en terre cuite. 

Au lieu de reconstituer des scènes de violence avec des acteurs, le cinéaste décide d’utiliser ce matériau particulier, qui revendique sa subjectivité, sa facticité. L’image manquante fait ainsi partie de ces documentaires particuliers, qui ne prétendent pas à la revendication d’une objectivité pure et parfaite. Il préfère au contraire entrer dans un rapport plus sincère et transparent avec son spectateur, de telles images n’existent pas, elles manquent, ce pourquoi il propose de les modeler.

Ces images ont manqué et pour réparer ce manque, il faut aussi l’expliciter, et comment mieux le faire qu’en créant de toute pièce sa propre image, qui dit le manque en même temps qu’il le comble.

L'Image manquante - L'Atalante
© L’Image manquante (2013, Rithy Panh)
 
Rendez-vous avec Pol Pot : la vérité face aux régimes d’images

Ceci nous amène au dernier film du cinéaste sorti l’an dernier, qui à mes yeux forme une sorte de synthèse des diverses approches de Rithy Panh dans les précédents films que j’ai traité : Rendez-vous avec Pol Pot

Trois journalistes français viennent au Cambodge afin de rencontrer Pol Pot, et de faire une enquête de terrain sur la situation du pays suite à la révolution des Khmers rouges. Les trois journalistes ont chacun une vision, des attentes qui vont être confrontées différemment à la réalité qu’il vont rencontrer.

Cette réalité est cependant partielle : le régime cambodgien les limitent, les surveillent et leur ont concocté un vrai petit séjour touristique. En souterrain de ce voyage de propagande se déroulent des massacres de tous les opposants au régime (de près ou de loin) et de leurs proches.

Dans ce film, il est principalement question d’une quête de vérité, qui passe par la quête d’images, de preuves matérielles de cette réalité (les journalistes cherchent à photographier et enregistrer ces divers éléments). Cependant, quelle image croire ? Laquelle est porteuse de vérité ? Ils font face à la propagande du régime, qui leur présentent des images préconstruites à photographier (principalement des mises en scène de travailleurs à l’œuvre et des sacs de riz remplis de terre) et les empêchent de regarder ailleurs.

Le choix est ainsi d’abord entre une image avec un sujet clair et riche, construite par le régime, ou bien des images prises sur le vif par le plus aventureux des journalistes mais qui décontextualisées, n’ont aucun signifiant (rues vides, corps morcelés, squelettes, …).

La question se dédouble et s’approfondit avec les différents régimes d’images présents dans le film. Les images de fiction classique se conjuguent aux images d’archives documentaires dont certaines sont tirées de précédents films du cinéaste (S21) et aux images de maquettes avec les statuettes en terre cuite que l’on retrouvait dans L’Image Manquante (2016)).

Ainsi, quelle image porte en elle le plus de significations sur la réalité entre des images d’archives qui n’ont pas enregistrées toute l’horreur des tragédies passées et sont donc incomplètes, les images de fiction à la fois factices par l’ensemble des paramètres de création cinématographiques (acteurs, dialogues, montage, reconstitutions, …) et documentaires par leur captation de la réalité (le ça a été de Barthes). Et enfin, les images de maquette, créées de A à Z, venant combler les images documentaires manquantes ? 

© Rendez-vous avec Pol Pot (2024, Rithy Panh)

Véritable aboutissement dans la filmographie de Rithy Panh, ce film nous transmet sa vision, qui a maturé de film en film, de dispositif en dispositif, sur les images, ce qu’elles disent, peuvent dire de nous et de notre monde. J’ai dit plus tôt que le film ne répondait pas à la question d’une quête de vérité par les images. Cependant, en conjuguant ces régimes d’images les uns avec les autres, le cinéaste démontre que si aucun d’entre eux n’est porteur d’une vérité totale, pure et parfaite, en les utilisant les uns avec les autres, ensemble, avec le recul critique nécessaire, le cinéma peut non pas atteindre cette vérité absolue mais s’en approcher au plus près, par les puissances du faux.4

C’est ainsi que la filmographie de Rithy Panh s’est construite, sur des réflexions qui nous ramènent à des débats d’historiens, de croyance ou non de l’existence d’une objectivité historique, d’acceptation ou non d’une subjectivité dans un travail historique, avec partout dans ses films, l’ombre du travail de Claude Lanzmann.

Sources

  1. Jean Grémillon, « Cinéma et Document » [1948], dans Le Cinéma, plus qu’un art ? , Paris, L’Harmattan, 2010.
  2. Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir : L’innocence perdue, cinéma, télévision, fiction, documentaire. Paris, Verdier, 2004.
  3. Roland Barthes,  La Chambre claire : Note sur la photographie. Paris, Gallimard, 1980.
  4. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps. Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, chapitre 5, « Les puissances du faux ».
Romain Rousset
Romain Rousset
Articles: 2