I Saw the TV Glow : Les enfants de la télé

C’est un peu mon fer de lance depuis des années : il y a une nécessité urgente à créer de nouvelles images et narrations, et ne pas se contenter des calmants inoculés par le capitalisme en art. Cela étant sévèrement dit, il y a un autre angle à envisager : que faire des images déjà existantes ? En 2024, avec internet et le streaming, la manière de découvrir des œuvres est radicalement différente des années plus proches de mon enfance/adolescence, où on était limité·es aux VHS, DVD et programme TV ce qui implique un rapport aux médias différent, avec des rendez-vous dans le temps et une vraie difficulté à s’extraire de ce que l’on nous donnait – on aurait pu croire qu’avec internet ce serait différent, mais en fait non pas vraiment, la dictature de l’algorithme ayant remplacé celle de la programmation. La question des images qu’on nous donne à voir a gagné en importance ces dernières années avec le culte de la « représentation », à la fois importante et malheureusement utilisée par des entreprises ultra libérales et capitalistes pour se faire bien voir. La « représentation » est d’autant plus importante pour un public queer et/ou féminin avec le détournement d’histoires très normées dans des fanfics romantiques créant des couples homosexuels dans des univers qui en manquent cruellement ; ou de manière plus simple en choisissant d’interpréter des relations comme LGBT à la moindre ambiguïté (Frodon / Sam étant l’exemple le plus saillant). Loin de moi l’idée de me moquer de ces courants littéraires-wattpad/skyblog et artistiques-tumblr y ayant moi-même participé. C’est toute une culture internet qui s’est formée autour des fanfics et théories, et lae réalisateur·ice Jane Schoenbrun s’est attelé·e à utiliser cette méthode de l’interprétation et du collectif autour des œuvres dans son dernier film : I Saw The TV Glow.

© I Saw the TV Glow de Jane Schoenbrun (2024) – A24

Le premier long documentaire de Jane Schoenbrun A Self Induced Hallucination revenait sur la creepy pasta du Slenderman et son second de fiction, We’re all going to the world’s fair, évoquait une rencontre sur internet nourrit de role play, d’ASMR, de toute cette culture des légendes numériques qui font désormais la renommée de Feldup. Si I saw the TV Glow n’est plus vraiment sur le web, il évoque encore notre rapport aux médias, comment ceux-ci nous influencent et en quoi ils font émerger la tristesse tout en nouant des liens. Le film parle d’Owen un jeune homme qui rencontre Maddy et se connecte à iel au travers de la série pour grands enfants/jeunes adolescent·es The Pink Opaque – une sorte de simili Buffy contre les vampires croisés avec Charmed. Ce show met en scène deux femmes qui combattent le mal par la télépathie. En apparence assez cheap et dérisoire, le programme permet à nos deux protagonistes l’émergence d’une conscience de leur différence par rapport aux autres, de leur point commun, de leur marginalité commune. De fait, I saw the TV Glow parle de transidentité et tisse une métaphore sur le sujet, incluant le show TV dont l’intrigue s’entremêle à la prise de conscience queer. Durant leurs visionnages obsessionnels et passionnés, Owen semble contempler en Isabel (la protagoniste noire du show) un reflet de ce qu’il voudrait être ; tandis que Maddy se sent souvent absurdement submergé·e d’émotion comme si ce qu’iel contemplait réveillait des choses intimes ou comme si iel se sentait prisonnièr·e d’une fiction l’empêchant de se libérer. En cela, I saw the TV Glow touche quelque chose de profondément juste dans notre rapport à la culture qui ne peut pas forcément nous changer mais qui a le pouvoir de bousculer des choses enfouies tout en créant un cocon de sécurité : on admire de loin là où on désirerait être, qui on voudrait devenir. Une œuvre, surtout lorsqu’elle est consommée de manière compulsive ou thérapeutique offre l’échappatoire pour se mentir à soi-même. Cela devient le sujet même de I saw the TV Glow : le fait de ne pas trouver les moyens pour sortir du placard (ou se déterrer ici en l’occurrence) car le divertissement, s’il dit des choses sur nous, ne nous donne pas nécessairement les armes pour nous en sortir.

© I Saw the TV Glow de Jane Schoenbrun (2024) – A24

Le poste de télévision est donc un objet très important dans le film et devient un monstre allant jusqu’à dévorer le visage d’Owen (l’une des images les plus fortes de l’année). Cet écran est des plus évidents pour parler du capitalisme et de son effet calmant par la télé-réalité, les JT abrutissants, les dessins animés pour poser les enfants et les séries pour occuper les adolescent·es. Les émissions coûtent chers, les présentateurs sont millionnaires, bref ce petit rectangle cristallise environ tout ce qu’on peut haïr dans cette société – je caricature un peu ce qu’est la télévision mais bon il faut admettre qu’elle représente des choses qu’on n’aime pas, surtout en ce mois de juillet 2024 en France où elle est plus que jamais la complice de l’extrême droite. I saw the TV Glow n’est pas une critique absolue de l’empire télévisé, mais comme avec We’re all going to the world’s fair précédemment, il questionne l’isolement que procurent les écrans et le mal être qu’ils nourrissent. C’est ainsi que Maddy brûle son poste, une nouvelle image puissante qui montre qu’iel a réussi à détruire l’illusion pour entièrement vivre. Car finalement, ce que nous révèle le film, c’est que ce n’est pas The Pink Opaque qui était important mais plutôt ce qu’il se passait après le visionnage, lorsque la télé éteinte l’attention pouvait émerger ailleurs. Jane Schoenbrun écrit cette histoire avec tout son vécu et retranscrit avec subtilité et force l’étouffement, la volonté et la difficulté de sortir de soi. Le souvenir des épisodes de la série entraîne une perte de mémoire et une imagerie autour du traumatisme (sûrement la retranscription de ce qu’a ressenti lae réalisateur·ice). Dès lors, le film dépasse même son sujet tant il peut se faire l’écho d’autres types de traumatismes entraînant dissociation et amnésie. Le rapport à The Pink Opaque est très ambigu : même s’il permet la relation entre Maddy et Owen, il emprisonne aussi dans un confort manipulateur. Ce que rappelle Jane Schoenbrun c’est que les produits du capital ne sont pas nos alliés. Celleux qui le sont se trouvent dans notre entourage : ce sont nos paires, nos adelphes. Et entre le confort matériel et la libération, que faut-il choisir ? Lae metteur·euse en scène ne juge évidemment jamais son protagoniste, montrant par une scène de monologue absolument bouleversante et fabuleuse que sortir du placard c’est aussi effrayant, et ça peut être violent. Pourtant le pire qui pourrait nous arriver, c’est de ne pas le faire.

© I Saw the TV Glow de Jane Schoenbrun (2024) – A24

La forme rejoint aussi le fond dans un film qui s’amuse avec le pastiche lorsqu’il représente The Pink Opaque. Mais il ne s’arrête pas là : même ce qui se déroule dans la vie réelle des personnages est sujet à un jeu sur les médiums. Owen nous parle face caméra comme pour se romancer lui-même, s’auto-convaincre en dictant sa fiction, ou, dans un bar, le film laisse libre cours à de la performance live pour mettre en avant des artistes queer et montrer une manière plus subversive de faire de l’art tout en explicitant les messages qu’Owen doit comprendre mais n’entend pas (+ ça donne un petit goût Twin Peaks The Return ce qui n’est jamais déplaisant). La parodie finit par transpirer là où Owen travaille, une sorte de lieu de pur divertissement avec un air de bâtiment science-fictionnel entre Brazil et la récente série Severance qui souligne l’aspect dystopique d’endroits qui existent pourtant bel et bien aujourd’hui. Même Netflix en prend pour son grade comme dernier échelon qui enferme dans du contenu enfantin, décevant mais addictif. Le divertissement s’empare du film qui devient un cadre visible de l’enfermement du personnage comme s’il était lui-même emprisonné dans un écran. Lors d’une scène de très violente dissociation, l’image s’écorche car en mettant des mots sur une forme de dysphorie, Owen parvient brièvement à sortir des normes. 

On se retrouve donc devant un drôle d’objet : un film qui nous demande presque d’arrêter de le regarder pour se regarder ; un film qui nous invite à libérer son personnage ; un film dont le message touchant est de nous dire qu’il n’est jamais trop tard pour changer, se révéler et sortir de toutes les idées préconçues sur le genre, la sexualité et l’art qui nous consument et consomment.


La Note

8/10

Note : 8 sur 10.
Juliette Cordesse
Juliette Cordesse
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