Susumu Hani: une bouteille à la mer

Susumu Hani est un réalisateur japonais né le 10 octobre 1928. Éminente figure de la nouvelle vague japonaise, son importance historique n’est plus à prouver, en prestigieux pionnier du cinéma indépendant japonais. Ses films les plus connus jonglent entre les documentaires sur l’enfance dans le milieu scolaire (Children in the classroom en 1954, puis Children Who Draw en 1956) et ses portraits semi-fictifs de la jeunesse, adoptant un angle d’approche que nous résumerons grossièrement comme jonglant entre surréalisme et méthodes véristes (Bad boys en 1960, Nanami: l’enfer du premier amour en 1968 et L’emploi du temps d’une matinée en 1972). Sa filmographie, en grande partie invisible légalement comme illégalement est certainement la moins regardée des grands noms de cette période. Via ces deux courts articles rédigés par Mateo Bernard et moi-même, tentons d’introduire à notre échelle le travail de ce remarquable cinéaste.

PROPHÉTIE D’UN PASSÉ

Souvenez-vous cet été lorsque le biopic de Christopher Nolan, Oppenheimer, sortait dans les salles : quelle horreur… Arriver à parler de la bombe atomique et de son créateur tout en invisibilisant les premières victimes de cette abominable création, ça relève presque d’un certain talent à foirer son sujet. Car, si Nolan a créé artificiellement – dans l’une des séquences les plus immondes de l’année 2023 – de fausses victimes, issues de l’imagination de son personnage principal, il a été bien incapable de saisir sa chance pour montrer un tant soit peu de respect aux corps japonais ravagés par le souffle mortel de la bombe, ou plutôt des deux bombes. Je parle bien évidemment du moment où le scientifique visionne (ou plutôt refuse de visionner) les dégâts causés par sa propre invention. C’est là l’image manquante du film de Nolan ! Une image qu’il n’est pas gêné de reconstituer avec violence et effet de style mais qu’il ne peut se résoudre à montrer dans toute sa simplicité et réalité documentaire quelques minutes plus tard. C’est à ce moment que j’ai repensé au documentaire Prophecy de Susumu Hani (1982). 

Prophecy (1982)

Prophecy est donc un documentaire d’une quarantaine de minutes réalisé – pour le « 10 Foot Movement » organisé par le Musée Japonais de la Paix – par le réalisateur japonais Susumu Hani, aussi bien reconnu comme figure de proue de la Nouvelle Vague Japonaise que pour son travail théorique sur la manière de filmer et de (ne pas) mettre en scène la réalité. Le mouvement a mobilisé des activistes japonais pour racheter aux Archives Nationales Américaines des segments de films sur les effets de la bombe atomique. Le film de Hani combine des images récentes de survivants de la bombe atomique et des images d’archives américaines. Ainsi, cette œuvre, l’une des dernières de son auteur, est un retour aux sources de son cinéma : un documentaire dans lequel les corps sont replacés au centre de l’attention, laissant notamment se dévoiler les épreuves passées, par l’existence et la manière d’exister dans le cadre des protagonistes. En effet, il fait de ses films un espace où le cinéaste n’est plus maître de l’image mais simple observateur/rapporteur d’un monde appartenant aux personnes présentes à l’écran (un peu comme ce que fera Wang Bing bien plus tard et en bien plus radical). Cela ne veut pas dire que les effets de style sont absents du film, il est à noter un montage parallèle constant, opposant les expérimentations américaines de la bombe, protagonistes souriants et appliqués, et les conséquences de l’autre côté du Pacifique. Outre le décalage nauséeux, les corps connectent avec leur passé et retrouvent un semblant de considération. Parce qu’il a fallu les cacher durant des décennies – par honte sûrement – il était nécessaire de les exposer, non pas par moquerie (comme le rappelle les visages américains) mais à charge contre une puissance impériale qui ne cesse d’agir démesurément « pour le bien de ses citoyens ». 

Prophecy (1982)

Il est tentant de rapprocher Prophecy de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais pour des raisons évidentes : des documentaires qui servent littéralement de “document”. C’est-à-dire qu’ils rapportent deux immenses traumatismes du milieu du XXème siècle pour avertir les sociétés futures et éviter que de tels événements arrivent encore. Or si le film de Resnais tient d’un accord de la communauté internationale, le film de Susumu Hani relève davantage de l’acte militant. D’ailleurs, il serait faux de dire « le film de Susumu Hani » tant c’est une œuvre collective ; car chaque activiste fait un geste politique permettant au film d’exister, et par lui aux corps de survivre. 

Mateo Bernard

SUSUMU HANI, LA JEUNESSE PAR LA CAMÉRA

Si l’on devait introduire les deux grands films de Susumu Hani dont il sera question ici, il faudrait revenir au commencement du monde. Un monde créé par l’oreille. Une image. Une ombre flottant au-dessus d’un trottoir en béton. C’est le premier plan de L’emploi du temps d’une matinée sorti en 1972. L’abstraction qu’elle est, flottant dans le néant sonore, avait besoin d’être validée par une réalité vivante. Cette réalité vivante, ce sont les sons du monde matériel, ceux qui se manifestent pleinement à l’extérieur de nous. Ici, l’annonce d’un train sur une voie.

L’emploi du temps d’une matinée (1972)

Mais le son précédera souvent l’image qui l’émet. LE son, d’ailleurs. Pas qu’il soit particulièrement seul, mais il convient de le considérer dans ces deux films comme une unicité, et ce pour chacun des sons. L’éruption du son d’une image dans une autre image, silencieuse, qui reprend sa place d’image seulement image, autant qu’elle disparaît derrière l’annonce d’une prochaine. L’image qui a été perçue est détachée de ses émissions sonores, mortes dans la pensée. Ne reste que d’autres sons, appartenant au même lieu-souvenu, mais jamais directement synchrones ou parallèles. Ils ont été perçus, mais on ne sait plus où. On se souvient d’eux pour ce qu’ils ont été en tant que matière sonore seulement sonore. Oui, L’enfer du premier amour (1968) et L’emploi du temps d’une matinée, ce sont des films du souvenir. Et on y rattrape rarement le continuum présent. Tout semble embolisé dans le passé, ou plutôt dirons-nous que tout présent y semble être en permanence confronté à l’épreuve du passé et de la mémoire.

Dans le film de 1968, le personnage principal, sous l’effet d’une substance injectée par un médecin, s’immerge dans ses propres souvenirs, matérialisés sous la forme d’un lieu : une pièce noire aux allures de salle de projection. De lui on ne perçoit plus que les mains et le visage. Son corps est littéralement découpé en organes sensibles, pendant que devant lui défilent des fragments d’images en mouvement et des sons provenant des dit souvenirs. Le son s’y démarque pourtant plus que le reste. Susumu Hani sait que le cinéma est un monde qui rarement ne s’émancipe de l’image. Aussi pour reproduire le traumatisme – l’éruption de la violence enfouie dans la mémoire – il ne compte que très peu sur leur primauté. Car si le choc entre deux images peut être puissant, il ne reste jamais qu’une continuité de représentés qui s’enchaînent de manière plus ou moins fluide. Hani va plutôt trouver son néant à briser dans le silence, que lui permet la post-synchronisation des sons, cette dernière s’émancipant des zones incontrôlées de la réalité.

L’enfer du premier amour (1968)

Le silence est donc une sorte d’espace perpétuellement passif et qu’il faut activer, créant un effet on/off. On représente souvent le traumatisme d’Hiroshima ou de Nagasaki comme une image d’horreur (l’explosion, le champignon) précédant une détonation violente (l’onde de choc). Hani renverse cette idée en faisant entendre le son avant de faire surgir le fragment visuel auquel il est rattaché. L’image est l’onde de choc, la confirmation concrète du cauchemar abstrait qu’évoquait en surface la manifestation sonore. Dans ce film, c’est la voix du père superposée sur d’autres images plusieurs secondes avant qu’il n’apparaisse abusant de son enfant. Le cinéma intérieur du personnage (qui rappelons le, se trouve dans une salle de cinéma qui projette ses propres troubles) apparaît cependant comme la conscientisation d’une inconscience. Le mystère psychologique semble réglé par la confrontation de fragments traumatiques. Ces derniers trouvent un sens via la méthode cinématographique, via le montage. L’organisation du traumatisme par la métaphore cinématographique pour l’expliquer. Un montage salvateur via des sortes de rush qui sommeillaient dans une réserve cérébrale.

L’enfer du premier amour (1968)

La musique, elle, semble ne jamais être vraiment ni diégétique ni extradiégétique. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est aussi liée à une perception subjective, et donc existe en tant que subjectivité manifestée dans le film. L’exemple du personnage de Nanami est probant. Elle est en permanence accompagnée par un thème musical quand elle sort de son travail, mais ce thème nous apparaît à l’oreille comme en train d’être écouté, entouré par les autres bruits du monde des personnages (bruits de pas, rires de Nanami). Elle est donc accompagnée d’une manifestation subjective qui se répète, participant à former un regard particulier sur elle, signe d’une perception d’elle. Cette perception existant au sein du film en tant que matière mentale participant à la réalité ne peut être considérée comme commentaire hors de cette réalité diégétique. Elle existe entre les parois extérieures du crâne et le monde, provenant à la fois du monde du film et le commentant de manière asynchrone, comme une musique commentaire classique. Elle est l’émanation des mythes mentaux des personnages, la perception de leurs désirs en action.

L’idée d’une mythification mentale est aussi importante pour comprendre la description que fait Hani du cinéma intradiégétique dans ces deux films. L’emploi du temps d’une matinée en particulier envisage le film 8 mm créé par un personnage comme une matérialisation de cette perception audiovisuelle mythifiantes. Le film intradiégétique est une manifestation mentale consciente du futur « passé » (les souvenirs), et dévient immédiatement un « présent » passé une fois qu’il est achevé en tant que matière filmique. Le film 8 mm diffère de la pièce noire de L’enfer du premier amour car il est un geste qui imprime volontairement ce que les sens perçoivent, il est une mémoire réappropriée par le geste artistique, un choix dans la manière de recevoir l’événement présent. Deux scènes des deux films viennent illustrer à merveille cette observation. Dans le film de 1968, un étudiant en cinéma présente un court-métrage, qui est en fait une lettre d’amour filmée à une fille à qui il n’a parlé qu’une seule fois. Le court-métrage est parsemé d’images poétisantes entre des observations au loin de la fille, toujours observée sans le savoir. Ces images d’elle et de son quotidien sont donc détachées de leur ancrage dans la réalité concrète, elles sont entrainées dans une perception autre qui les métamorphosent. Dans l’autre film, un court-métrage du protagoniste masculin représentant la protagoniste Reiko marchant dans la rue se superpose aux divagations de ce dernier sur son amour pour cette dernière. Le 8mm c’est le film dont les moyens de production sont les plus proches d’une approche éminemment subjective, hors des règles, d’une quelconque grammaire ou quelconque genre. Il est avant tout l’affaire d’imprimer ses images mentales, pouvoir les faire exister, pouvoir les désirer à l’infini. La matière « objective » est travestie par le soi, le corps de l’autre est star pour moi seulement.

L’emploi du temps d’une matinée (1972)

Les films d’Hani permettent cependant de s’émanciper de ces vues fétichistes. Son cinéma dans ces moments prend l’allure d’un espace transfilmique, qui vogue entre les yeux de verre pour les choquer. L’intimité de ces métrages dans les métrages est mise à la vue du monde, ce qui provoque un sentiment d’effroi ou de malaise particulier, parce qu’on pénètre dans l’autre, on voit ses pensées les plus profondes. Le matériel filmique est donc à double tranchant : il imprime le désir mais il le rend aussi visible aux autres. Le transfilm d’Hani permet donc de sortir du fantasme pour le confronter au monde commun (pas « réel » car il reste monde d’un film). Cela arrive par exemple lorsqu’à la vue du court métrage de l’étudiant, la majorité des spectateurs filent de la salle.

Dans tous les cas le cinéma intradiégétique des films de Hani semble retrouver l’essence primitive du medium, son don antique qui est celui de réanimer. Les événements traumatiques, comme avec la pièce noire de L’enfer du premier amour, mais surtout les êtres. L’emploi du temps d’une matinée est fondé sur ce principe. Le personnage de Kusako est un nouveau type de fantôme, elle est le fantôme post-cinématographique, c’est-à-dire la lumière de l’être vivant imprimé à plat et se répétant au bon vouloir, n’existant plus que via un présent du passé. Et c’est toute la stupeur du film : avoir comme protagoniste une personne morte, et qui existe non pas sous forme de flashback, mais à travers différentes vues captées par l’appareil cinématographique. Sa vie dans le film est reconstituée à partir de ces fragments cinématographiques pour conter son récit. Elle n’existe plus qu’en tant qu’actrice, en tant qu’image et le spectateur autant que les protagonistes, par le commentaire, essaient de reconstituer la vie dernière l’image, d’élucider le hors-film. Ce mystère permanent fait du personnage un mythe, car elle n’a pas le droit à la dialectisation par la réalité commune comme l’étudiant en cinéma de L’enfer du premier amour ou le protagoniste masculin. Elle restera pour toujours limitée à être une image. Sa vie est à proprement parler aveugle. Et en même temps, le souvenir de la vie n’est pas tout ce qui reste. Reste sa mort capturé par la caméra. Car comme le disait Siegfried Kracauer, le cinéma est semblable au miroir que Persée utilise pour voir Méduse sans se pétrifier d’effroi. Comme l’attouchement du père dans L’enfer du premier amour, la disparition de Kusako est proprement irregardable en tant qu’évènement perçu soi-même dans le présent. Le réel traumatique a besoin d’être filmé pour être regardable. La froideur détachée du cinéma par rapport aux perceptions subjectives directe reprend ses droits, pour permettre à l’individu de mieux voir l’horreur, et donc de mieux la comprendre.

Nino Guerassimoff

Susumu Hani
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