John Waters, Divine et les Dreamlanders, trente ans de cinéma contre-culturel

Réalisateur éclectique, Pape du Trash et résident éternel de Baltimore, John Waters incarne l’esprit changeant de l’Amérique des années 60, 70 et 80. Dans un pays en pleine mutation, marqué par l’après-guerre, le rejet des conventions, une vague de renouveaux artistiques audacieux, les bouleversements politiques du Vietnam, les soulèvements de Stonewall, l’utopie de Woodstock et l’exubérance du Glam Rock, John Waters ne se situe pas d’un côté ou de l’autre de la fracture, il choisit de se situer dans la fracture même. Il tient d’une main l’Amérique blanche, de classe moyenne et bourgeoise, nichée dans les suburbs et de l’autre ce monde souterrain de la contre-culture, peuplé de parias et de marginaux, monde aux valeurs transgressives et à l’esthétique contestataire. Mais ce contact symétrique n’a pas lieu au nom d’une réconciliation de ces deux mondes, au contraire, c’est dans la fracture explorée pour elle-même, célébrée, en tant que fin en soi, que débute l’art pour Waters.

Cette rencontre intrinsèquement conflictuelle entre kitsch et trash est au centre de son œuvre et chaque étape de sa carrière est pour lui l’occasion d’un renouvellement du cadre par lequel il la pense. Cette perpétuelle réinvention paradigmatique et esthétique permet un éclairage de la diversité des films réalisés durant les trente ans durant lesquels il fut réalisateur. Nous nous proposons ici de revenir sur ces trente ans de manière synthétique, avec pour ligne directrice les différentes déclinaisons du conflit topique entre les deux Amériques qui a ponctué la carrière de ce réalisateur mythique du cinéma homosexuel et contre-culturel.

Le nom de John Waters se fait connaître au début des années 1970, il réalise depuis une dizaine d’années aux côtés des Dreamlanders, l’équipe de production et le répertoire d’acteurs qu’il a constitués à Baltimore. Le trombinoscope de cette troupe haute en couleur laisse apparaître des noms d’artistes, amis d’enfance, hippies, drag queens, futurs club kids de la scène new-yorkaise, aux styles fracassants, à l’humour aiguisé et au dévouement sans pareil. Il reste de cette époque des courts et des longs métrages “faits maison”, tournés au 16mm dans les rues de Baltimore, films qui préfigurent l’esprit déjanté et libre qui deviendra la marque de fabrique de Waters. Parmi eux, Mondo Trasho (1969), n’ayant pas vraiment pour autre scénario qu’un ensemble de scènes s’enchaînant pour créer une collection de moments trash, répugnants et moralement discutables ; mais qui a pour cette raison déjà tout de l’âme d’un film de Waters. Dans le même esprit, Multiple Maniacs (1970) met en scène Divine (de son vrai nom Harris Glenn Milstead), drag queen exubérante et tordue, amie d’enfance de John Waters, dans le rôle d’un monstre sanguinaire défiant toutes les lois morales et complotant avec une religieuse délicieusement blasphématoire pour assassiner son petit ami infidèle avec qui elle dirige une troupe ambulante de freaks et commet des crimes infâmes. Le scénario, bien que loufoque, se révèlera tout à fait banal au sein de la filmographie de Waters. Cela se confirme d’ailleurs à peine deux ans plus tard, grâce au film qui fera connaître son réalisateur et les Dreamlanders, premier chapitre d’une trilogie mythique, à savoir la trilogie du trash: Pink Flamingos.

John Waters réalise Pink Flamingos en 1972 et connaît un succès aussi polémique que grandiose, il trouve, dès la sortie du film, un public auprès des amateurs du courant porno chic faisant tout juste son apparition au cinéma, notamment grâce au controversé Deep Throat (1971) de Gérard Damiano. Dans ce contexte et face à la pudibonderie ambiante de la société américaine, le trash, le sexuel et l’explicite séduisent un public cherchant à se distinguer par son goût pour le sordide et l’abject dans un monde à l’esthétique publicitaire épurée et family friendly. Avec Pink Flamingos, John Waters met le spectateur face au sentiment de dégoût le plus brut qu’il puisse ressentir en multipliant la dépiction de crimes, de méfaits et d’actions répugnantes au sein d’un scénario aussi insolite que sensationnel interprété par des personnages dont on pourrait dire tout autant. Waters plante une caravane rose au milieu de nulle part, c’est la caravane de Divine, interprétant ici le rôle de la personne réputée la plus dégoûtante de tous les temps, titre qui lui est disputé par Connie et Raymond Marble, un couple pervers, investisseurs de l’industrie pornographique, séquestrant des femmes au nom d’un réseau marchandant des bébés à des couples de lesbiennes. Le but est alors de rivaliser dans le plus grand mépris des lois et de la morale pour le statut social conféré par l’abject dans ce monde où les valeurs subissent une profonde torsion sous l’effet de la réalisation et la conception de Waters. La violence et le trash qui constituent cette torsion sont mis au service d’un propos traitant le corps comme espace politique et performance, vingt ans avant la parution de Trouble dans le genre (1990) où Butler consacrera le concept de performance de genre. 

Les grandes lignes de la trilogie du trash sont déjà là en 1972 : une esthétique trash politique où l’exubérance est présumée normale grâce à un pacte tacite entre Waters et son spectateur, lequel se doit d’avoir une foi aveugle en ce que Waters lui indique de la réalité du film, même si les valeurs y sont complètement inversées. Les valeurs du monde de Waters sont l’honnêteté, l’authenticité et l’effronterie, l’absence de honte est glorifiée là où l’hypocrisie, et la répression sont humiliées et ridiculisées. Ce monde est un monde dans lequel l’impudence est une énergie vitale qui n’a pas le droit de se rétracter sans trahir grossièrement l’ordre des choses. Divine est une créature démente, tordue, étrange, mais fondamentalement glorieuse dans toute son assurance et son caractère éhonté. Ce qui pourrait passer pour une absence de lucidité vis-à-vis d’elle-même est en fait une lucidité pure et pleine d’ardeur. Dans la trilogie du trash, le trash règne tout puissant, passant quasiment sous le silence l’existence de la bonne société contre laquelle il s’érige, il n’y a pas de bonnes moeurs, pas de religion, pas de famille nucléaire, il en reste quelques marques, le kitsch de l’existence ordinaire qui rattrape parfois les personnages, mais au-delà de ça il n’y a qu’un triomphe de l’audace et de la rage, faisant du cinéma un espace d’évasion et de catharsis. Il y a une adhésion volontairement crédule de la part du spectateur à cet univers renversé, à son triomphe et à sa joie qui deviennent les nouvelles normes de l’espace investi par le film, désarmant le kitsch de son outil le plus précieux: son aspect normal, naturel, sa fausse transparence idéologique.

Cet aspect paraît également évident et peut-être plus resplendissant encore dans le deuxième volet de la trilogie : Female Trouble (1974). Ce film est une fresque de la vie du personnage de Dawn Davenport, merveilleusement interprétée par Divine, à partir du moment où, adolescente, elle fugue après ne pas avoir reçu la paire de talons de cha-cha qu’elle voulait pour Noël. Commence alors une vie de débauche durant laquelle, entre autres, elle aura un enfant qu’elle n’aimera jamais, sera défigurée par un jet d’acide et recrutée par un couple de photographes pour une série de photos dans laquelle elle devra commettre des crimes et prendre la pose. Le crime y est décrit non seulement comme un sujet d’art parfaitement noble mais comme une expérience euphorique et vivifiante, nouveau moyen employé par Waters pour inverser les valeurs, et naturaliser les valeurs du trash. Dans le monde de Dawn Davenport, la dépravation est une gloire immense quand elle est vécue authentiquement et sans honte, d’où il en vient une réplique célèbre du personnage : “I love crime too! especially the excitement of getting away with it!” prononcée dans un état de quasi transe extatique. John Waters ne propose pas à travers cette subversion de valeurs une promotion du crime, il s’agit en réalité d’un détour qui lui permet de célébrer le risque ainsi que l’énergie créatrice et fulgurante qui s’en dégage, et de mettre au jour la morbidité de l’inertie de la vie dans les banlieues bourgeoises américaines. C’est pourquoi Dawn Davenport atteint un degré de gloire quasi divin quand elle tue pour l’art, il s’agit de mettre en jeu sa vie tout entière (quitte à être condamnée à mort) au nom de la création et de la performance. C’est la consécration de son élan tapageur qui fonce tout droit vers le bord du précipice, vers une chute presque certaine, mais qui n’a de chute que la direction, car l’inversion des valeurs l’oblige : une chute est une ascension.

Desperate Living (1977) clôt la trilogie du trash et fait le lien avec le travail postérieur de John Waters, se distinguant des deux volets précédents par l’absence de Divine (occupée au moment du tournage) et de Dreamland sur la production. Le film dispose d’un budget plus important et réintroduit le kitsch en le parodiant jusqu’à l’excès pour le transformer en un fascisme absurde. Les deux protagonistes Peggy Gravel et Grizelda Brown, une femme riche conservatrice et nevrosée et son employée de maison sont exilées à Mortville après avoir assassiné M. Gravel. Elles pénètrent alors dans un monde grotesque et obscène, réminiscent de l’univers de Kenneth Anger. Mortville est dirigée par le tyran Carlotta, un personnage ubuesque faisant régner la honte et la misère, tandis que Peggy rejoint par opportunisme la cour de Carlotta, un groupe de lesbiennes mène une révolution pour libérer Mortville. Le commentaire politique se fait plus clair dans Desperate living, mais le film suit une logique parfaitement similaire à ses prédécesseurs, notamment sur un point : la rencontre du kitsch de la bonne société et du trash des marginaux se fait par un triomphe du trash sur le kitsch qui se retrouve effacé ou violemment réprimé. 

La phase qui suit dans le travail de John Waters est une phase musicale, à l’exception de Polyester (1981) qui semble être une oeuvre de transition et d’expérimentation, notamment grâce au développement de cartes à gratter distribuées dans les cinémas aux spectateurs pour qu’ils puissent sentir l’odeur du film, le ton de Hairspray (1988) et de Cry-Baby (1990) se veut plus léger, tous deux sont des comédies musicales à travers lesquelles John Waters s’adresse au grand public, sans pour autant délaisser le projet au cœur de son travail. La rencontre entre la bonne et la mauvaise Amérique, ou entre le kitsch et le trash, se fait sous la forme d’une reprise grotesque de West Side Story opposant les puritains et les débauchés autour de symboles comme une coupe de cheveux dans Hairspray ou un style vestimentaire et musical dans Cry-Baby. Ces deux films sont l’occasion d’odyssées rocambolesques et musicales prônant la liberté, moquant la société conservatrice, et bien qu’au moins l’un de ces deux films ait vieilli en ce qui concerne les questions raciales, le commentaire politique qui y est tenu reste plus ou moins intact aujourd’hui, englobant la question de la marginalité et de l’homosexualité dans un propos plus large sur la témérité face à une idéologie dominante représsive. Cultivant une esthétique “camp”, comme définie par Susan Sontag en 1964, à savoir la transposition d’une vision du monde à un style se voulant particulièrement exagéré, grotesque, transformant les choses en ce qu’elles ne sont pas, par un effacement de la nature et une théâtralisation, ces deux films ont le mérite d’avoir fait connaître à un public plus large toute la tension qui se joue dans l’oeuvre de Waters, la fracture mise en scène et sa résolution par l’obscénité et l’artificialité. 

Les années 1990 et le début des années 2000 signent les dernières années de la carrière de Waters en tant que cinéaste. Il explore désormais le contraste entre kitsch et trash en subvertissant des personnages archétypaux du kitsch de manière à les rendre trash : une mère de famille respectable est en fait une serial killer, une actrice hollywoodienne de standing devient la star déjantée d’un film indépendant, une femme dans une banlieue tout à fait ordinaire devient une nymphomane désinhibée, le propos est toujours le même : subvertir le trope traditionnel du poisson hors de l’eau. Pecker (1999), résiste un peu à cette classification, il s’agit du film le plus surprenant de la filmographie de Waters, tant le propos semble différer, mais il s’agit plus d’une exception qui n’en est une que formellement, car Pecker met tout autant en scène une tension topique entre suburbs et grande ville, mais en l’abordant sous un angle nouveau et beaucoup moins provocateur. Les trois autres films de cette phase de la carrière de Waters, Serial Mom (1994), Cecil B. Demented (2000), qui, il faut le préciser, est un film aussi grandiose que génial, et A Dirty Shame (2004), revêtent une esthétique classique des années 1990 et sont remplis d’une nostalgie joyeuse et libre, dans lesquels John Waters signe une dernière fois de son nom et de celui des Dreamlanders. À la fin des années 1990, cette troupe a été décimée, entres autres, par la crise du sida (Cookie Mueller en meurt, elle est d’ailleurs photographiée dans son cercueil en 1989 par Nan Goldin), la maladie (Edith Massey et Divine morts respectivement en 1984 et 1988) ou l’addiction (David Lochary meurt d’une overdose de cocaïne en 1977), ce qui joue indéniablement sur la forme que prend cette dernière phase du travail de Waters. Le propos y semble plus décontracté, célébrant l’art, la vie, le sexe, le rire et surtout la plus grande liberté de discussion et de représentation autour de ces sujets, liberté acquise au prix d’une longue lutte en terrain hostile, dans un monde violent et réfractaire. John Waters a, à ce moment là, passé trente ans à lutter contre les interdictions, les bonnes moeurs et l’hypocrisie, le Pape du Trash achève ainsi son oeuvre avec humilité, et revient librement sur les aspects de son oeuvre qu’il souhaite approfondir, comme l’importance de savoir faire des films en toute sincérité dans Cecil B. Demented, brillant commentaire de Waters sur son propre projet, projet qui l’a animé durant toute sa carrière : la dévotion à la vérité dans la création artistique, peu importe le coût, sans égard au budget, mais toujours avec une foi inébranlable et religieuse en l’art. 

Cecil B. Demented (2000)

Devenu mythique avec sa fine moustache, son allure mystique et son sens du déjanté, John Waters n’a pas réalisé de films depuis 2004. Rien ne ressemble à ses films à proprement parler dans le paysage cinématographique actuel, ce qui conduit à penser que sa singularité restera ainsi le joyaux d’une époque, de ses ambitions, de ses espoirs et de ses contraintes, sans ne jamais parvenir à pénétrer pleinement le monde d’aujourd’hui. John Waters et les siens lui auront tracé le chemin et ouvert la porte, mais seront restés sur les marches du perron, choisissant volontiers de rester auprès de Divine et des Dreamlanders dont l’esprit tordu et exubérant décorera à jamais l’histoire culturelle de la fin du XXe siècle dans une joyeuse et tonitruante cacophonie. 

Philomène Martinez
Philomène Martinez
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