Il y a quelque chose de singulier dans l’activité cinéphilique.
Peut-être même quelque chose de singularisant.
C’est à tout un vocable dense et codifié que nous pouvons avoir recours lors d’un exercice de restitution quant à ce phénomène délicat de l’irruption d’intérêt que l’on porte à un film, une oeuvre, un artiste ou même une culture dans sa globalité, et des enseignements que l’on en tire sur le monde, l’art, et surtout nous-même.
Si l’audace de se lancer corps et âme dans la rédaction d’un ciné-journal n’est pas nécessairement limitante, en questionner le sens exige une méticulosité certaine.
Car une telle aventure est intimidante. Relater une tranche de vie, rendre compte d’un trajet, formuler aussi maladroitement qu’avec sincérité des moments, partagés ou non : tous ces mouvements donnent naissance à de multiples ramifications, si bien qu’un vertige peut nous envahir quant à l’envergure des sujets et transversalités qui s’offrent à nous.
Dans cette première section, nous nous attardons en particulier sur les rapports entre les notions d’individuation, de travail et d’utilité, en jeu dans un parcours cinéphilique.
Nous nous proposerons, à travers cette partie introductive, relativement théorique (votre rédacteur en convient), de constituer un ensemble d’outils afin d’appréhender au mieux les futurs chapitres, au cours desquels nous nous donnerons l’occasion de revenir plus profondément sur des oeuvres données, alors éclairées à l’aune des prémisses du jour.
Afin d’élaborer une arborescence consistante, il s’agit de démarrer par un essentiel, et laisser la structure se dessiner autour.
L’individuation est un phénomène tout à fait notable, bien que communément mal défini au sein d’une société faite de flux, d’agitations et de vitesses comme la nôtre, alimentant des processus d’indifférenciations généralisées entre les êtres.
Telle que formulée par Bernard Stiegler (philosophe français disparu en 2020, dont le travail s’est particulièrement concentré sur la question de la technique et des évolutions technologiques des dernières décennies), l’individuation se ramène à l’ensemble des mouvements de révélations et de distinctions des individus au sein d’un collectif. À travers le champ du cinéma, tant d’un point de vue industriel que dans la constitution même du processus de fabrication et de pensée des objets filmiques, il nous paraît intéressant de s’attarder sur les mécanismes sensori-moteurs, psychiques, intellectuels, émotionnels et, de manière générale, corporels que provoquent des images de cinéma, ces blocs de mouvement-durée (tels que nommés par Gilles Deleuze, dans la conférence donnée à la Fémis en 1987 : Qu’est-ce que l’acte de création ?).
(Nous vous invitons toutes et tous, à vous pencher sur ces 45 minutes proprement magistrales).
Que se passe-t-il, à la lettre, lorsque nous portons notre attention sur des images en mouvement, dans le durée ?
Afin de se pencher sur cette question, quelques points de définitions s’imposent.
Dans une perspective Spinoziste (c’est sur cette philosophie, rationaliste, parallèlement à celle de Hume, empiriste, que nous nous proposerons d’établir notre étude), nos corps sont constitués d’ensembles de relations.
Qu’il s’agisse de réseaux neuronaux, de complexions musculaires, de systèmes nerveux : tout ce que nous percevons de l’extérieur entraîne des mouvements, des chocs, des compositions et décompositions, toutes et tous descriptibles jusqu’à des échelles subatomiques. Tous les espaces interstitiels à même d’accueillir les données de l’extérieur (quel qu’en soit la nature : images, sons, blocs, pour rester dans le cadre du cinéma), sont ainsi constamment susceptibles de transformer une relation entre 2 termes (quel que soit la nature de la dite relation, là aussi). Si l’on considère alors, dans le déroulement d’un film donné, l’enchaînement d’un plan à un autre, il se constitue un ensemble d’entre-temps, même infinitésimaux, situés entre chaque plan. Notre hypothèse est que ce jeu d’entre-temps (et toutes les nuances qu’il suppose), dans le champ du cinéma, est assimilable à une matérialisation esthétique des mécanismes de productions d’images mentales, au sein de la conscience, telle que décrite aussi bien dans la perspective Kantienne du schématisme, que chez les phénoménologues (Hegel puis Husserl et Heidegger), ou dans le travail sur la durée chez Bergson.
Mais n’allons pas plus loin pour le moment !
Nous aurons largement l’occasion (ici ou ailleurs), de plonger plus profondément dans les multiples implications de ces parallélismes philosophiques.
Ce qui nous concerne aujourd’hui est donc ce processus d’individuation. Soit la capacité d’un individu, d’un corps, et des relations qui le constituent à se distinguer au sein d’un ensemble. Une problématique, là aussi sémantique (mais aux implications non moins concrètes), se situe alors dans la confusion entre 3 termes : individuation, identification et individualisme.
Laissons ce dernier pour le moment, nous aurons, là aussi, l’occasion d’y revenir, notamment sur le plan politique. En revanche, il est essentiel de saisir le fossé qui sépare l’individuation, telle que nous l’avons définie jusqu’ici, et l’identification (ainsi que tous les processus qu’elle suppose).
On a souvent recours à cette idée, notamment à la vue d’un film. Nous nous identifions. À une situation, un personnage, un récit. Ou plutôt nous croyons en cette identification. À la lettre, nous accordons du crédit aux comparaisons internes qui se jouent, en nous, entre une image donnée et l’image que nous avons de nous-même. Il s’agit donc d’une opération, le plus souvent inconsciente, de jugement entre des idées. Nous avons une idée de ce nous serions, et une image, dans un film, prise sous un angle idéel, est alors jugée comme ressemblante, ou non, à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Il y a là un phénomène (du grec φαινόμενον – qui met en lumière, qui fait apparaître -), aux implications concrètes (il est par exemple possible d’orienter jusqu’à sa vie entière dans la visée d’une image ou d’une idée), mais qui ne prend pas racine dans une consistance matérielle. C’est à dire immanente (ou incréée), pour rester dans les lexiques de Deleuze et Spinoza.
Si l’on revient, à l’inverse, à notre perspective de blocs de mouvement-durée, pris dans leur objectivité la plus radicale (c’est à dire en tant qu’objets), il se déploie alors, dans la durée, un ensemble tout à fait distinguable de relations, dans la matière (notre corps, par exemple, pour délimiter notre étude), qui est ainsi d’un empirisme certain.
L’individuation ne passe donc pas par un processus d’identification. Elle en est même l’opposé. Mais alors, comment s’opère, méthodiquement, cette individuation, dans un parcours cinéphilique ?
C’est ici que nous pouvons emprunter un nouveau portail : en cinéphilie nous rencontrons des passeurs. Parents, profs, ami•es, critiques, historien•nes, philosophes : nous allons à la rencontre d’une vaste multitudes d’intermédiaires. Mais qu’est-ce qu’être passeur ?
En règle générale, posons qu’il s’agit d’un travail de copilote, d’accompagnant•e.
Un travail, oui. Voilà la deuxième clef qui va nous faire avancer. L’individuation est un travail. Les passeurs nous aident à nous y engager. Leur travail de passeur est de nous amener à perpétuer ce même travail, pour notre propre cas. Mais quel est donc ce travail ? À une époque où la confusion entre travail et emploi reste de mise, il est bon de s’attarder un moment sur la notion.
Travailler vient du latin tripalium, qui se ramène à une torture tripale. C’est bien dans les tripes que se situent les contractions propres au travail. Des contractions que l’on se propose d’engendrer (à soi et aux autres) dans un but. Nous reviendrons sur ce but, mais attardons nous d’abord sur le phénomène. Et accordons nous, en premier lieu, sur la constatation qu’un travail est donc un agencement de forces et de résistances internes, qui, dans une organisation constituée, transforme des éléments (matière, énergie, affects). On dit d’ailleurs du travail en thermodynamique (vecteur W) qu’il est une opération de variations et de transformations énergétiques (de chaleurs en l’occurrence). Une transformation. Voilà qui nous ramène en substance à notre individuation. Si un film, à la fois dans sa nature d’objet transitionnel, et dans sa constitution propre, en blocs, images et sons (et toutes les relations que cette constitution suppose), est à même d’entrer en résonance avec notre corps : alors le travail opéré dans les rapports que l’on entretient avec lui consiste à repérer et apprécier les jeux de compositions et de décompositions que la vision de film implique en nous.
Voilà qui permet de saisir par suite, les différentes modalités qu’un passeur peut emprunter. Sans rentrer immédiatement dans les distinctions entre critique, historien, analyste ou exégète de cinéma (nous y reviendrons dans notre prochain chapitre), nous pouvons imaginer toute la (ciné)-cartographie de rapports qui s’ouvre à nous, ainsi que les variables explorations topologiques et archéologiques que celle-ci suppose.
Une remarque cependant nous permettra d’avancer. Elle nous vient de Jean-Baptiste Thoret, éminent critique de cinéma (Cahiers du Cinéma, Libération, Charlie Hebdo, Radio France), qui distingue deux historicités du cinéma : l’Histoire chronologique et l’Histoire des formes. L’une se ramenant à une description des évolutions du cinéma en tant qu’industrie et champ culturel, l’autre à une étude plus approfondie, et non nécessairement linéaire, des transversalités stylistiques qui résonnent entre les œuvres depuis plus de 120 ans. Nous nous proposons aujourd’hui d’ajouter une 3ème historicité (dont ce ciné-journal n’est qu’une humble incarnation) : l’Histoire individuelle. Soit l’Histoire qui se joue dans le déroulé d’une cinéphilie propre à un individu. Une Histoire qui pourrait revenir, exemplairement, sur le travail en jeu dans l’exploration des oeuvres, de(s) Histoire(s) du cinéma, de l’histoire de la critique et des échanges divers entre cinéphiles. En somme, une Histoire d’histoires.
Car c’est bien cette idée qui anime votre rédacteur ici. Un ciné-journal est une expression inventée par Serge Daney, critique et intellectuel fondamental des années 1960 à 1990 (Cahiers du Cinéma, Libération, Microfilms, Traffic), qui imaginait cette forme rédactionnelle comme un témoignage, au long cours, des évolutions diverses, qu’un cinéphile ou ciné-fils (alors associé à l’image du voyageur), pouvait traverser. Daney, qui était lui-même un grand amoureux du globe-trotting et des cartes postales, voyait dans l’idée du ciné-journal, un véritable manifeste intime, qui, dans son incarnation, relatait à la fois des affects personnels de son•sa rédacteur•ice, mais aussi d’un état de la cinéphilie et du cinéma, à partir d’un point de vue, constitué lui-même au fil des pages.
Toute la question est alors de savoir, justement, quel est l’angle le plus fécond, le plus stimulant, et peut-être le plus utile dans cette démarche.
On en vient à la troisième et dernière clef de cette introduction.
Nous avons invoqué l’individuation et le travail à l’œuvre dans des champs de relations (corporels, filmiques, communicationnels). Mais ce qu’il nous reste à pointer différencie justement le travail et l’emploi. Et de cette distinction finale, nous recouperons logiquement avec la problématique d’individuation, ainsi que les conclusions quant aux rapports entre l’acte de résistance et l’art, tels qu’abordés par Deleuze dans la conférence citée plus haut.
Ce qui différencie l’emploi et le travail c’est que l’emploi est une organisation tout à fait singulière (et non nécessairement singularisante, la nuance est importante), du travail. Dans un emploi, nous orientons notre force de travail vers une production de valeur. Valeur qui est elle-même définie comme le rapport de l’utilité sur le coût (valeur = utilité/coût). La problématique étant alors de définir ce qui constitue cette dite utilité. D’un point de vue économique, l’utilité est ce qui se rapporte à la satisfaction d’un client vis à vis d’un produit ou d’un service, issu d’un travail. Seulement cette satisfaction est elle-même sujette à une complexion tout à fait délicate, d’un ensemble de rapports de forces psychologiques, émotionnelles, historiques, morales, culturelles, bref, versant à la fois dans le corporel et l’idéel, dans une répartition souvent inéquitable. On retombe dans la même impasse que lorsque nous abordions la notion d’identification. Il n’y a pas de consistance matérielle et objective qui puisse déterminer l’utilité d’un quelconque élément. À la lettre, et dans l’absolu, il n’y a rien d’utile dans un travail donné, y compris, bien entendu, dans le travail associé à l’exploration cinéphilique. L’utilité n’est donc un concept nécessaire que dans l’unique perspective d’une production de valeur, au sein du champ de l’emploi.
Ce qu’il y a de merveilleux dans cette constatation, c’est qu’une œuvre d’art, de par son inutilité fondamentale, pourrait bien être l’expression humaine la plus à même de nous inspirer l’idée de liberté. Comme décrite à la fin du formidable court-métrage L’Île aux Fleurs (Jorge Furtado, 1989) : “Liberté est un mot que le rêve humain alimente. Il n’existe personne qui l’explique, et personne qui ne le comprenne.”
Ce qu’il est possible et pertinent d’expliquer, en revanche, c’est qu’au sein de cette idée de liberté, réside un lien profond, trouvant son origine dans l’inutilité même d’un travail et menant, dans la durée, vers l’individuation.
C’est précisément ce pont que Deleuze pointe quand il décrit l’œuvre d’art comme matérialisation d’un acte de résistance. D’une résistance au temps qui passe. Voilà où l’exploration cinéphilique (et artistique de manière générale), nous ramène inlassablement : l’acte de résistance est ce qui sous-tend tout processus d’individuation.
Le travail n’est qu’un ensemble de résistances qui se coordonnent vers la production d’une œuvre, résultante d’une transformation, et potentiellement transformante à son tour.
L’oeuvre d’art n’est alors que la traduction esthétique matérielle de ces mouvements, occasionnant une anamnèse constante, un retour perpétuel à ce processus de résistance-individuante (qui n’est qu’un synonyme de l’émancipation), relancée à chaque nouvelle rencontre entre notre corps et l’oeuvre d’art elle-même.
Les films sont des miroirs transformants.